jeudi 21 janvier 2016

ULTRAVORTEX SAISON 3 Épisode 4 : Space monkey



ULTRAVORTEX SAISON 3
Épisode 4
Space monkey

Le regard perdu dans le monde imaginaire, Yuri Kane n’avait pas vu débouler le Professeur Lamour. L’homme tapait sur sa portière. La voiture cala quand il essaya d’échapper au zombie et le Professeur se résolut à accepter son destin. Il ouvrit la vitre. La face rouge écarlate du professeur hurlait de rage :
— Ouvrez-moi ! Bon sang !
Yuri observait cette tête grimaçante qui s’était infiltrée dans l’habitacle et lui crachait au visage. Si l’on suivait les informations données par les scénaristes de films de zombies, son organisme ne devrait pas mettre longtemps avant de réagir au virus. Il serait bientôt fixé sur son sort.
— Mais répondez-moi ! Pourquoi c’est un singe qui répond sur votre portable ?
Lamour ne lui demanda pas sa permission et s’installa sur le siège passager de la vieille Opel.
— Mais vous êtes dans le gaz ma parole ! Foncez jusqu’aux barrières, tout le monde vous cherche.
Yuri faisait l’objet de toutes les attentions. Une équipe de garde l’escortait en veillant sur chaque coin du véhicule. Il se demandait dans quel genre d’histoire il s’était fourré. Le pire serait que personne ne l’ait mis au courant de la tenue d’une grande réception, au cours de laquelle il recevrait une distinction et devrait lire un discours de remerciement. Si c’était le cas, l’homme de l’ombre qui s’occupait de sa correspondance aurait pensé à lui rédiger une petite note. Dans le cas contraire, ce serait une opportunité sans pareil de procéder à son suicide social. Il devait être nettement plus aisé de se suicider quand une organisation prenait le soin de gérer l’intendance.
Des singes étaient visiblement à l’origine du changement programme. La mission de Yuri était d’une clarté confondante mais il ne comprenait pas ce que l’on attendait de lui. Personne ne comprenait pourquoi une bande de singes voulait négocier avec un Directeur de laboratoire.
Les militaires débarqués sur les lieux à bord d’un hélicoptère voyaient là la marque d’une organisation terroriste anti-technologie. Sans la présence de Yuri, ils auraient déjà atomisé le Centre.
Un des membres de l’équipe de Sécurité soutenait qu’il s’agissait d’un remake l’Armée des 12 singes. L’homme aux yeux sombres expliquait qu’il s’agissait d’un film d’action avec Bruce Willis et un autre acteur dont il ne se rappelait jamais du nom. Le chef des militaires avançait le nom de Christian Bale tandis que le chef de la Sécurité prétendait qu’Edward Norton jouait le rôle du fils du propriétaire du labo.
Yuri Kane se disait que dans une série américaine, c’était le moment où un geek débarquait pour dénouer l’intrigue. Retrouver le nom de cet acteur était d’une importance capitale pour découvrir la psychologie du groupe d’anarchistes. Yuri débloqua la situation en annonçant que l’on parlait de Brad Pitt. Il venait de vérifier discrètement sur son iPhone.
La confusion portait maintenant sur la méthode à employer pour rejoindre le Centre. Les singes exigeaient que Yuri se rende seul à l’accueil. A pied, cela prendrait un certain temps, il y avait un bon kilomètre à parcourir. En voiture, cela risquerait d’être pris pour une provocation. Sans attendre les délibérations, Yuri enfourcha un Segway X2 équipé d’un petit carter décoré aux couleurs de la société de surveillance.
Empêtré dans la confusion la plus totale, aucun des membres du Centre Opération d’Urgence ne l’avait pas vu partir et ils furent mis devant le fait accompli quand Yuri leur passa un coup de talkie-walkie depuis l’entrée.
Personne ne connaissait le programme de la journée, mais Yuri avait une idée assez précise du comité d’accueil qu’il trouverait en franchissant le carrousel.
À la fin du mois, cela ferait un an jour pour jour que les singes avaient pris le contrôle de son laboratoire situé au dernier étage. Un endroit où les cobayes de ses expériences avaient tout loisir de s’ébattre. Ils profitaient d’une grande serre qui reproduisait les conditions de vie dans la forêt tropicale. Hygrométrie, température, ensoleillement - les conditions étaient réunies pour que les singes trouvent leurs aises. Au point où ils étaient devenus autonomes dans la gestion de leur micro-société.
Aujourd’hui, ils venaient de prendre le contrôle du Centre en bloquant toutes les entrées. La presse n’était pas encore au courant, mais avec des centaines de personnes coincées à l’entrée du parking ou remises sur la route de leur domicile, l’affaire risquerait difficilement de passer inaperçu.
L’un des chimpanzés traversa le hall d’accueil pour poser une paire de Google Glass sur le nez du Professeur, sans lui donner plus d’explication. Yuri le suivit sans se poser de question. Leurs pas résonnaient jusqu’à des endroits qu’il n’avait jamais eu l’occasion de visiter. L’ascenseur diffusait une petite musique d’ambiance. Un air de jazz mathématique. Il ne se souvenait plus de ce type de détails. S'agissait-il d'une création de l’équipe des singes ? Yuri tenta de briser la glace le long des neuf étages menant au sommet de l’édifice. Il ne savait pas s’il devait appeler le singe Monsieur ? S’il avait un petit nom ? Son visage lui rappelait vaguement celui d’un jeune chimpanzé qu’il avait connu autrefois.
La guenon lui répondit que commencer par l’appeler Madame, ou Mademoiselle, serait un bon début.
Pendant que les militaires et la Sécurité débattaient sur la question de savoir comment et pourquoi Bruce Willis avait disparu de sa cellule de prison, le Lieutenant avait déjà reçu ses ordres. Son ordinateur portable diffusait un programme Youtube en direct du labo. La voix de Yuri racontait une histoire sans queue ni tête. Il déclamait son monologue devant un parterre de chimpanzés et de gorilles installés en assemblée. Son flot de paroles s’arrêtait à intervalles réguliers comme pour laisser parler les primates, sans qu'aucun des singes ne semble bouger les lèvres. Yuril répondait à des questions qui n’avaient pas été posées. Il alternait les émotions. Entre l’impression d’être le premier homme à découvrir le barbecue et les sensations d’un singe envoyé dans l’espace pour retrouver une planète qui lui serait devenu inconnue, dans le but d’y annoncer un changement de paradigme.
La mise en scène dépassait tous ses rêves de scientifique les plus fous. Les lois bioéthiques empêchaient l’expérimentation directe sur l’homme. Les greffes bioniques, les modifications de génome, le développement de nouvelles techniques d’apprentissage par mutations cognitives étaient interdites. Même les labos illégaux n’avaient pas pu développer ces technologies sur l’Homme, car il fallait avoir sous la main des individus conscients et consentants. Les filières mafieuses n’étaient capables que de fournir des esclaves malades physiques et mentaux.
En revanche, rien n’empêchait l’expérimentation sur les singes, et cette nouvelle espèce prouvait qu’elle était en passe de prouver sa supériorité sur l’Homo Sapiens Sapiens.
Le projet d’origine était d’utiliser les intelligences animales pour piloter des robots dédiés aux travaux manuels, en utilisant le cerveau des animaux comme base de hardware bon marché pour développer des intelligences artificielles ; une matière première bien plus malléable que l’informatique, ne souffrant d’aucun bug, disponible à volonté, manipulable par l’éducation et la chimie.
Cette nouvelle espèce chimérique ne demandait que des ressources matérielles limitées pour leur élaboration, et devait concurrencer les technologies de fabrication de robots 100% synthétiques. La Nature offrait le matériau que les scientifiques cherchaient à reproduire à coup de programme à plusieurs millions de dollars. La Machine avait dépassé l’Homme là où l’on ne l’attendait pas.
Yuri Kane éprouvait une certaine fierté devant le petit jeu des singes de laboratoire. L’expérience qu’il avait initiée aboutissait au-delà de tous ses espoirs. C’était le moment choisi les militaires pour prendre le Centre d’assaut. Des hommes en armes traversèrent les fenêtres en tirant dans le tas. Personne ne devra jamais savoir ce qu’il s’était passé ici. Les corps des singes tombaient les uns après les autres sous les coups de balles explosives, sans opposer de défense. Yuri ne survivra pas à la mise à sac de l’étage. Une balle plantée en plein dans l’objectif de la paire de Google Glass.
Une solution radicale et nécessaire. Tout le continent risquait d’être confronté à une révolte du “matériel” de laboratoire. Les autorités feraient du Professeur un martyr de la cause. Il avait donné son corps à la Science. Le jour de l’inhumation, le Lieutenant évoquerait le souvenir de James Cole (interprété par Bruce Willis), qui, lui aussi, avait connu une fin tragique pour assurer la survie de l’Humanité.
À peine eut il le temps de mourir que Yuri se réveilla dans une pièce étrangement propre et remise en ordre. La fumée s’était dissipée et la douleur avait disparu. Cette balle lui avait véritablement traversé le crâne. Il retirait ses lunettes pour en vérifier l’intégrité. Pas de flammes, pas de trou, pas de purgatoire - un doux rayon de soleil lui réchauffait la nuque. C’était plutôt une bonne nouvelle de ne pas se trouver en enfer. Tout compte fait, se retenir de tuer sa famille fût une bonne option.
Le comportement des singes l’inquiétait. Ils continuaient de le prendre gentiment de haut, à la manière d’un humain qui parlerait à un chien un peu débile sur les bords. Yuri rigola un grand coup, regardant l’objectif des lunettes interactives. « C’est bon, on arrête tout, merci », se plut-il à indiquer à l’adresse d’une caméra cachée dans un mur. Il y avait vraiment cru, « ces petits gadgets sont remarquables », ajouta-t-il. Il avait compris la leçon et allait reprendre le boulot, promis juré.
Les spectateurs à l’autre bout du réseau se trouvaient dans la même expectative. Les statuts Facebook et Twitter s’empilaient sur internet pour déterminer s’il s’agissait d’une mauvaise blague ou d’une opération marketing à la mise en scène grotesque. Seul Yuri semblait voir les lèvres de ses interlocuteurs bouger. Les singes restaient impassibles et s’adressaient à lui par télépathie.
Le Professeur ne comprenait plus rien, il reposa la main sur la pierre en demandant si c’était ce truc qui lui avait envoyé la décharge dans la tête, pour comprendre instantanément que non. L’hallucination dont il fut victime s’agissait seulement d’un aperçu d’un futur possible parmi toutes les configurations disponibles en un point du réel.
La main sur l’appareil, il repartit dans un nouveau trip. Il survolait les différents scénarios du présent-futur-proche réactualisé pour se rendre à l’essentiel. Mieux que tous les discours, Yuri voyait comment les hommes envisageaient de traiter ces singes. Alors qu’il faisait face à une nouvelle génération de primates qui surclassait les plus grands scientifiques humains - des “animaux” qui résolvaient des équations inconnues, développaient des techniques d’automutations cognitives et avaient réussi la gageure de comprendre les arcanes de l’espace et du temps pour aboutir à cette machine de simulation quantique de la réalité - il découvrait que les applications utilisées par les autorités étaient déjà toutes trouvées. Cette nouvelle physique qui touchait à la fois au temps, à l’énergie et à la biopolitique deviendrait un outil de contrôle social sans égal. Les singes mutants seraient lobotomisés avant d’être robotisés pour en faire des ouvriers ou des militaires, des esclaves. Et l’utilisation détournée de cette machine de prospective uchronique à la simplicité d’utilisation enfantine finirait par devenir la meilleure méthode de suicide trouvée par l’espèce humaine depuis l’invention de la bombe atomique.
Yuri voyait en parallèle - dans une boucle inversement parallèle - ce que les singes voulaient lui montrer. La souffrance de leurs ancêtres. Des animaux de laboratoire que les hommes avaient forcé à fumer des cigarettes, boire de l’alcool, ingérer toutes sortes de drogues et produits chimiques, qui s’étaient vus torturés, martyrisés, infectés pour toutes les maladies virales ou bactériologiques connues dans le seul but d’entretenir le sadisme de ces prêtres de la Technique qui pratiquaient la vivisection comme une forme de sacrifice en cachant leur pratique derrière l’imposture de la nécessité scientifique.
Yuri devait prendre une décision au moment où il perdait totalement pied.
À partir de quand était-il vraiment dans la réalité était une question à laquelle il chercherait une réponse plus tard. Yuri devait prendre une décision créative qui engagerait ses congénères, au moment où ses propres désirs de destruction étaient comblés. Il tenait le destin des Hommes et des Singes dans son libre-arbitre. Pour un scientifique, ce serait presque un pêché d’influencer le cours du monde sur la seule foi d’une vision prophétique. Un seul geste de sa part pourrait conclure le début d’une coopération des deux espèces dans un monde nouveau ou signer leur autolyse commune.

Sous le regard des lunettes-caméra, il retira sa main de la pierre et embrassa ses compagnons un par un.


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