mercredi 30 décembre 2015

ULTRAVORTEX SAISON 3 Épisode 2 : Une seconde avant la peste



ULTRAVORTEX SAISON 3
Épisode 2
Une seconde avant la peste

Le couple fêtait leur anniversaire de mariage dans un restaurant à la carte Fusion Food. Madame Kane découvrait les saveurs d’un risotto de Saint-jaques, fenouil et poireaux. Monsieur Kane restait lui aussi sur une valeur sûre, salade au saumon fumé assaisonnée d’épices non identifiées, le tout arrosé de vin blanc d’Afrique du sud.
Les histoires de bureau de sa femme, les rivalités informulés entre collègues, les conflits larvés avec les différentes strates de direction n’avaient aucune prise sur lui. La femme voyait bien que son mari ne l’écoutait pas, ce qui ne l’empêchait pas d’aller jusqu’au bout de son speech comme si elle cherchait à se vider d’une mémoire vive par trop saturée.
Leur entente avait toujours surpris leurs amis. Des amis qui se faisaient de plus en plus rares au fil des années. Ce n’était ni le fric ni le sexe qui tenait le couple. Les deux n’avaient presque rien en commun. À presque cinquante ans, et avec sa tête qui lui tombait entre les épaules, Yuri Kane faisait figure d’adolescent mal dans sa peau à côté de cette ancienne championne d’arts martiaux. Il n’était pas difficile de savoir qui portait la culotte dans le foyer.
Une passion peu commune les avait réunie. Ils avaient constitué au fil des ans une imposante collection de bonsaïs. Une des plus importantes de France, pour des amateurs, et leur réputation courrait jusqu’au Japon. Ayant grandi dans une famille de maraîchers, Madame Kane appuyait son approche intuitive des cycles de la nature sur les connaissances encyclopédiques de son mari. Yuri abordait la géométrie de la taille et l’entretien de ces arbres cultivés en pot avec une rigueur scientifique pendant que sa femme faisait preuve d’une créativité débridée dans le respect des règles de l’art.
Depuis les évènements, au retour du travail, Yuri s’attaquait à sa collection de single malt et de blended malt. En ce jour de fête, la bouteille de Monkey Shoulder n’avait pas résisté aux assauts. Il avait liquidé la dernière moitié du flacon à coup de doubles doses et commençait à bien sentir les effets de l’alcool. Ce qui lui permit d’accueillir avec sérénité l’incompétence de la serveuse qui venait de lui renverser un café brûlant sur les cuisses.
De retour du restaurant, il se servit une rasade de Caol ila Distillers Edition, pour bien finir la soirée et se cramer la tête en beauté. La télévision diffusait un programme de téléréalité avec des citadins lâchés en pleine nature sans argent ni smartphone. Un Koh Lanta au cœur du bocage normand. Le chien avait l’air de se régaler du spectacle. Le monstre régnait sur le canapé en cuir et n’avait aucune intention de partager son territoire. Yuri n'avait aucune envie de provoquer l'animal, il s'assit sur le sol pour faire le point sur son niveau d’estime personnel. Il n’était même pas capable de tenir tête à ce bâtard qui ne ressemblait à aucun croisement répertorié, alors comment aurait-il pu réussir à se faire respecter de ses enfants ?
À cette heure tardive, son fils devait probablement se zombifier devant un écran, s’il habitait encore ici. Quant à ses filles, il fallait miser sur la chance pour croiser l’une d’elles, entre deux sorties dans les boutiques ou chez les copines.
La maison faisait vaguement office d’hôtel et le chef de famille avait progressivement endossé le rôle de majordome. Le chien aboyait désormais sur Camélia, la bimbo-porno du programme. Elle faisait du stop les seins nus sur le bord d’une route de campagne dans l’espoir qu’un autochtone la téléporte hors de cette réalité.
Dans ses rêves les plus fous, Yuri se prenait à imaginer le meilleur moyen de liquider sa famille pour vider la maison de ses meubles et de tout son luxe superflu, avant de finir sa vie en prison, muré dans l’ascèse la plus radicale.
Les journalistes feraient de lui une star. Dans les reportages sur les faits-divers et les tueurs en série, on commencerait par le montrer sous son meilleur visage, à l’aide d’un diaporama de photos de famille. On verrait le Professeur sourire à contre-cœur, l’air engoncé dans un costume trois pièces, sourire gêné, esquissant quelques pas de danses maladroits avec les convives d’une communion ou d’un mariage.
On lui trouverait bien un loisir anodin, quelque chose d’autre que cette passion un peu bizarre qu’il partageait avec sa femme. Il aimait bien marcher les soirs d’été autour du lac. Voilà une belle carte postale pour un père modèle. Traveling le long du plan d’eau pendant l’interview de l’Officier de Police Judiciaire chargé de l’enquête.
Caméra à l’épaule, le journaliste interrogerait des voisins planqués derrière leur fenêtre, le visage camouflé par des pots de géraniums. Le voisin d’en face témoignerait de son comportement en demi-teinte, sur la réserve dont le Professeur faisait preuve en toutes occasions.
« Il ne parlait pas beaucoup, vous savez, mais comme il travaillait au Centre, on se disait qu’il n’avait pas le droit d’en dire trop. Le pire c’est pour les enfants. Pardonnez-moi l’expression, mais le fils nous emmerdait bien le week-end avec son quad, mais c’était pas un mauvais bougre, non, ils ne méritaient pas ça... ». Les voisins ne commencent à vous apprécier qu’à partir du moment où ils se savent débarrassés de votre présence pour toujours.
Dans un décor forestier, avec le Centre en arrière-plan, le journaliste poserait alors la question qui tue - le ton grave - de savoir pourquoi cet homme avait pété les plombs en assassinant sa famille à l’arme blanche. Qu’était-il passé par la tête de ce scientifique d’envergure internationale pour qu’il en arrive à bazarder les cadavres de sa femme et de ses trois enfants dans un ravin ? Nous allons vous raconter le récit de cette descente aux enfers avant de passer au témoignage du Professeur Yuri Kane que nos équipes ont pu rencontrer dans le quartier Haute Sécurité de la prison de Fleury-Mérogis.
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L’état de catatonie dans lequel était plongé Professeur l’aurait empêché de mener à bien le moindre de ses fantasmes. La seule fois où il s’était aventuré à utiliser un couteau de cuisine, la course du poulet rôti s’était achevée sur le carrelage de la cuisine dans une garniture de bris de verre. L’histoire s'était finie aux urgences avec cinq points de suture dans la paume de la main et un tendon sectionné.  
Il pourrait toujours essayer de surprendre son fils avec une pioche pendant une partie de Call of Duty. La difficulté serait d’avancer dans la chambre sans se prendre les pieds dans un tas de fringues sales et se retrouver enseveli sous une architecture abstraite tirant ses origines du chaos ambiant.
Pour exploser le crâne de ses filles, il attendrait leur retour de discothèque. Complètement alcoolisées, elles rigoleraient comme des dindes en voyant leur père lever un marteau de coffreur dans les airs. Mais encore faudrait-il qu’elles n’aient pas l’idée de ramener cette nuit là un douchebag dans leur lit. Yuri ne s’étonnait plus de croiser l’un de ces spécimens de posthumain dans sa maison. Pas plus tard que ce week-end, c’était un culturiste peroxidé qui pratiquait des exercices de musculation sur le tapis du salon, vêtu d’un slip orange fluo, avec le dernier album de Daft Punk à plein volume. Le pauvre garçon devait être complètement drogué et se croyait sans doute sur une plage d’Ibiza.
Sa femme serait un plus gros morceau. La teigne avait la tête dure et risquerait de le casser en deux avec une prise de karaté. Elle lui aurait arraché le bras avant qu’il n’ait l’intention de l’attaquer et lui récurerait l'œsophage avec la cime d’un Juniperus rigida jusqu’à ce qu’il comprenne la leçon.
Il avait souvenir d’un reportage à la télé dans lequel un journaliste avait réussi à commander des flingues et de la drogue sur internet avec un système de réseau crypté et de monnaie virtuelle. À bien y réfléchir, il risquerait de se faire pigeonner et de tomber sur une arme en plastique, ou tuerait par mégarde un randonneur en s’entraînant sur des cibles dans la forêt.
Sa malchance était proverbiale. Surtout avec les bagnoles. Simuler une sortie de route serait surtout l’occasion pour lui de provoquer un véritable accident et de rester coincé dans la voiture au fond du ravin. Il mourrait de soif entouré des cadavres pourrissant de sa famille.
La dernière option serait d’empoisonner tout le monde, les gosses, la femme, les bonsaïs. Et les voisins tant qu’on y est. Voilà une idée de scientifique. Il prendrait son pied à concocter la potion magique, mais il faudrait toujours se débarrasser des corps. En les coulants dans l’étang par exemple. Autant dire qu’il serait plus pratique de prier pour qu’une catastrophe naturelle ravage la région.
Sur la route menant au Centre, il s’imaginait un monstre tout droit sorti d’une des grottes qui parcouraient la forêt. Un gigantesque reptile vengeur venu des profondeurs de la Terre et des âges pulvériserait toute trace de civilisation sur son Royaume. Les voitures seraient attrapées comme des jouets et lancées sur la zone commerciale façon Godzilla. Et booooom l’Hyper Carrefour ! Et booooom le Bricorama ! Et booooom le Norauto !
Retournement de situation : Le reptile géant crierait de rage en découvrant que les humains préfèrent se ruer au Conforama pour voler des canapés et des écrans plats plutôt que de s’enfuir de la ville comme le faisaient les villageois d’autrefois. Alors, une comète géante aussi grande qu’un département français s'abattrait juste sur le capot de la voiture de Yuri pour clore cette incursion du fantastique dans la réalité.
Rien de spectaculaire pour le moment, sauf que l’unique route desservant le Centre était bouchée. Les voitures serpentaient à l’arrêt le long de la petite côte qui donnait sur le parking sécurisé. Certaines commençaient à opérer des demi-tours sur les bas-côtés en suivant les ordres de la Sécurité. Un incendie avait dû obliger les autorités à fermer le Centre, se disait Yuri.
Comme il ne voyait pas de fumée s’échapper du toit, il pensa tout de suite à une catastrophe biologique. Un virus devait déjà se répandre dans la région. La peste s’occuperait de liquider sa famille sans qu’il ne mouille la chemise. Comme quoi, il y avait toujours de l’espoir. L’ironie de l’histoire serait que son indifférence l’immunise contre toute contamination et qu’il finisse seul sur Terre.


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