Si bien que, siècle après siècle, duel après duel, Robert gravissait jusqu'au nez du Sphinx, pour finalement totalement se superposer à l'impétuosité de son front. Dans les couloirs de l'académie de piraterie, fiers, chacun se vantait d'avoir eu fort à faire dans son duel avec Robert. Chacun décrivait sa Gangrène comme le Hollandais volant de la légende, et même pire encore. Les détails de son fuselage perçaient comme des traits contre l'arrogance des murs de l'académie, millénaire et poussiéreuse. Et, si un nouveau s'avisait d'entrer dans ces lieux saints, il s'empressait vite de penser qu'un duel couronné de succès contre Robert le pirate ferait rejaillir le prestige d'une gloire passée sur les fondations de son présent.
C'est dans cet esprit qu'Henri, fraîchement émoulu des épreuves théoriques de piraterie, se lança dans ce qui serait un grand coup d'éclat pour commencer sa carrière. Le cœur fortifié par les nombreuses victoires sur Robert qu'on lui contait, à l'orée de l'automne, Henri équipa un petit bateau et partit sur les flots à la recherche de La Gangrène. Le voyage, durant trois mois, ne fut pas des plus tendres. La saison était propice aux giboulées soudaines, aux pluies glaçantes, au ciel noir et aux cœurs seuls. Henri se heurtait autant au climat qu'à lui-même. Parlant sans cesse pour tromper l'ennui et la solitude, le jeune aventurier crut voir plus d'une fois la personne imaginaire à laquelle il faisait la conversation, apparaître à l'autre bout de sa minuscule barcasse. Un beau jour, las des murailles d'eaux, le paysage fit émerger une coque de bois pourri sur son horizon. Plus elle s'approchait, plus le garçon distinguait ses contours de bois pourri, couvert de champignons et d'oubli. Enfin, le nom sur la coque indiqua à Henri qu'il avait atteint son but. La Gangrène fut bientôt à dix coudées de son embarcation. Henri balança une vieille corde rêche, surmontée d'un harpon en fer rouillé, sur le bastingage de La Gangrène. Avec ses dernières forces, il se hissa jusqu'à celui-ci pour aller s'écrouler de fatigue sur le pont. Il se releva et vit tout autour de lui un pont sombre où soufflait le vent sans qu'apparaisse la vie. Interloqué, il se dirigea vers ce qui semblait être la cabine d'équipage. Une fois le lourd chambranle de la porte ébranlé sur ses fondements, Henri fit son apparition dans une pièce à l'abandon. Longeant les bords de la salle, un fastueux buffet prenait la poussière et la pourriture. Disposé ça et là, des carafes contenaient une mélasse ressemblant plus à de la tourbe qu'à du vin précieux. Au milieu de la pièce, une chaise supportait le poids d'os qui autrefois avaient appartenu à un squelette. Celui-ci tomba à la renverse, comme stupéfait, quand Henri posa les yeux sur lui. Le Sphinx n'était rien de plus qu'une légende entretenue par la bêtise et l'arrogance des étudiants l'ayant précédé.
Ulcéré par ce cul-de-sac dans lequel butait son talent, et ne pouvant perpétuer la tradition honteuse dont les ultimes filaments l'avaient conduit jusqu'ici, Henri décida d'endosser le rôle du Sphinx. Le masque du Sphinx disparut au fond des mers en même temps que le squelette qui l'avait revêtu. Henri fit un ménage mémorable sur le bateau, raccommoda les voiles, et fixa tout ce qu'il y avait de branlant sur La Gangrène. Il alla ensuite fouiller dans la garde-robe voir s'il ne trouvait pas quelques habits de pirates typiques, à sa taille. Bien qu'un peu grands, la redingote et le tricorne qu'il trouva, une fois portés sur sa chair, rendirent Le Sphinx vivant. Quelque pas sur le pont, « l'air léger et pur, le danger proche et l'esprit plein d'une joyeuse méchanceté », Henri vécut les premiers instants d'une carrière de Sphinx longue, impressionnante, douce et sanglante – enfin.
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