« Bonne nuit mon beau, mon formidable amour », dit l’abeille en refermant les yeux du lézard qui gisait à côté d’elle. Puis elle plongea dans le noir, et n’en ressortit qu’enfant.
Une ruche brillant de mille feux, accrochée à un pommier vert et rouge, sous un soleil d’été. Ca grouille de vie, et la jeunesse joue à qui courra le plus vite pour croquer le ver dans la pomme, tandis que les vieux et les vieilles referment une dernière fois leurs ailes sur le monde. L’abeille sort une timide antenne hors de la ruche pour sonder le territoire qu’elle s’apprête à explorer. S’il y a des couleurs, des bourdons apparaissent aussi et vrombissent et vrombissent et vrombissent jusqu’à la faire désespérer.
« Comment oser sortir si je ne peux même pas m’y préparer ? » se dit-elle, toute confuse.
Alors elle se referma sur elle-même, ne bougea plus de son coin. S’interdisant même d’exercer la fonction qui lui était attribuée à l’intérieur de la communauté. Et, rêvant d’aventures, elle ne songeait à qu’une seule chose : comment se débarrasser des bourdons ? Régulièrement, elle jetait une antenne dehors, et les entendaient, encore plus gros et vilains qu’auparavant. Régulièrement, elle se recroquevillait, et pleurait, pleurait, désirant l’aventure plus que tout.
Il vint une nuit où, n’arrivant pas à dormir, et profitant du sommeil des bourdons, elle alla faire un tour dehors. La lune, et la terre éclairée par la lune, et la ruche éclairée par la lune formaient un fabuleux spectacle de trois univers se fondant dans la même lumière. Les yeux cloués sur ce paysage, l’abeille ne remarqua même pas qu’un léger vent la déportait peu à peu loin dans la plaine. Si bien qu’elle se retrouva juste au-dessous d’un amas de bourdons endormis comme des bienheureux. Inspirant tous ensemble, ils semblaient monter au ciel ; expirants, ils faisaient retomber toute la crasse de leur corps lourd contre terre. Voulant les observer de plus près, l’abeille descendit sans faire de bruit se cacher dans les hautes herbes. A peine arrivée, un furieux claquement de langue retentit derrière elle et une douleur fulgurante se fit dans son aile gauche. Un coup d’oeil en arrière, la gueule interloquée et menaçante d’un reptile qui s’approche, son aile qui tombe et s’effrite. Ses jambes qui se dérobent, le noir se fait.
« Hey, où allez-vous ? », murmura l’abeille avec peine, alors qu’elle émergeait.
Devant elle, le cul d’un lézard s’en allant, cahin-cahant. Il se retourna, et, un bourdon mort dans sa gueule, dit la chose suivante :
« Je vais le manger ». Et, comme pour prouver qu’il ne mentait pas, il brisa, d’un coup de mâchoire, les os qui pouvaient encore rester dans le corps du bourdon. Puis, lui montrant son cul encore une fois, s’en alla, cahin cahant. Était-ce à cause de son cul ? Ou de son geste ? C’est à ce moment que l’abeille tomba amoureuse de lui.
À cause de son aile manquante, elle eut beaucoup de mal à rejoindre la ruche. Mais, dès qu’elle fût arrivée, et au moment où le soleil pointait son nez, elle inonda ses congénères des nouvelles de la nuit. Exagérant avec tendresse leur rencontre, elle fit de tous deux les héros d’une époque déjà révolue. Mais on la regardait comme folle. Les bourdons ne piquaient pas, n’embêtaient pas les abeilles, tout le monde le savait et ne comprenait pas les agissements de l’abeille. Pire, ces informations remontèrent jusqu’à la Reine. Et celle-ci, considérant que ces aventures risquaient de déclencher un trouble qui n’avait pas lieu d’être, décida de tendre une embuscade au lézard pour en finir avec lui. L’attaque préventive étant la meilleure défense contre le trouble potentiel.
Alors, quand la reine en personne se présenta devant l’abeille pour lui dire qu’elle était disposée à rencontrer le lézard, son sang ne fit qu’un tour. Toute la journée, elle ne tint pas en place, s’agitant de ci de là, propageant la nouvelle à qui voulait l’entendre. La reine eut un mal fou à cacher les préparatifs du meurtre du lézard à l’abeille tant celle-ci voletait d’une aile autour d’elle. Alors, le crépuscule arrivant, la reine décida de partir toute seule avec l’abeille. Cette dernière, émue de l’honneur que lui faisait sa souveraine, excitée par cette sortie entre deux copines, stressée aussi un peu, parlait à perdre haleine et à tue-tête. Des caractéristiques physiques, elle avait retenu tout, au premier coup d’oeil ; quant aux qualités morales, tant pis si elle projetait, du moment qu’elle projetait bien, du moment qu’elle le faisait chevalier, en tant que princesse, ça lui suffisait. Et ils arrivèrent à l’orée de la tanière des bourdons, et se tinrent cois en attendant l’arrivée du lézard.
Quelques minutes plus tard, le sol commença à vibrer. D’abord légèrement, puis d’une manière lourde et puissante. Le lézard, majestueux, éventra alors les touffes d’herbes pour arriver en vue des deux copines. Puis, ne les ayant pas aperçus, il continua son chemin en direction des bourdons qui bzibzitaient de sommeil. Arrivé à leur hauteur, la reine éleva d’un coup son fantastique postérieur et plongea son dard dans l’oeil du lézard, qui mourut presque instantanément. Puis elle se retourna, et posa sur la jeune abeille un regard de défi. Et l’abeille, horrifiée, excitée, ne put rien faire que de se soumettre à la reine, sans parler, sans rien dire, comme le voulait la hiérarchie. C’est ainsi qu’après un long cri, elle s’approcha du corps inerte de son aimé et dit :
« Bonne nuit mon beau, mon formidable amour » en refermant les yeux du lézard qui gisait à côté d’elle. Puis elle plongea dans le noir, et le ciel s’éteint.
(source : http://www.guenoleboillot.com/?p=742 )
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