mardi 27 août 2013

L'oubli de tous par tous [Mathias Richard oldies - 3]

L'oubli de tous par tous

Derrière la fenêtre, les feuillages et les branchages se superposent, s’interconnectent, se mélangent, se croisent de mille façons, comme des vies.

Comment ai-je fait pour me retrouver là. Les gens vieillissent à toute vitesse, à une année d’intervalle ils sont complètement marqués, transformés, ils ont perdu la mémoire et ne se reconnaissent plus. Il n’y a plus de logique, tout est transformé, je reviens au point de départ mais tout le monde a changé, quelque chose échappe. Les visages ont de subtiles différences, disent la même chose qu’avant mais sont contredits par une foultitude de tics, de déviations de sens. Les visages ne sont plus que des masques sur des êtres qui n’existent plus. Qui suis-je, où êtes-vous mes amis ? Mes amoureuses ? Je ne vous reconnais plus, ou plutôt si, je vous reconnais mais vous me reconnaissez tellement peu que ce n’est pas possible que ce soit vous dans cette enveloppe, vous devez être morte. Tel ami a subi une telle transformation physique, c’est un autre homme, ensemble parfois on discute de son être passé ainsi que d’une autre personne. Pourquoi est-ce que je ne change pas comme eux, je les sens qui s’éloignent et je reste à la même place, je ne vieillis pas et ressasse nos aventures communes, alors qu’ils en ont perdu le souvenir, je me retrouve seul avec notre passé commun, si seul que je me demande si j’ai rêvé, je sais que non mais il est étrange de raconter à un ancien ami ou une ancienne compagne qu’on a fait ensemble ci ou ça et qu’ils n’en trouvent dans leur tête l’ombre d’un souvenir et écoutent le récit comme un récit de vies imaginaires ou de personnes inconnues. Pour ces anciens compagnons, tout est effacé, l’origine est floue, ils savent que l’on se connaît et saluent sympathiquement mais tout est oublié, enfermés dans un quotidien éternel qui leur tient lieu de nouvel absolu et de filtre d’oubli, tant ils ne peuvent survivre, et je les comprends lointainement, qu’en évitant de penser, en empêchant par tous les moyens la pensée de se développer comme un incendie, ils bloquent toutes les issues, se calfeutrent dans des pièces, des linges sous les portes, l’aération coupée, ont rempli leurs placards de conserves, ont bloqué leurs volets et leurs fenêtres, et pour rester calmes laissent une ou plusieurs télévision(s) allumées en permanence, car laisser se répandre la pensée serait trop douloureux et trop terrible, et ils préfèrent atrophier à petit feu la source même de leurs nerfs, bouturer patiemment les bonsaïs de leurs émotions, non pas seulement par égoïsme mais parce que c’est le seul moyen qu’ils ont trouvé pour survivre. Si peu laissent leur fenêtre ouverte, dans le fond je n’en connais pas. Dès l’âge de vingt-cinq ou trente ans, les gens perdent la mémoire par pans entiers, cela rend plus simple leur survie comme leur mort, ils vivent sur leur mémoire immédiate qui fuit par tous les côtés, poissons qui font le tour de leur bocal sans se lasser. C’est ça la sagesse se déclarent secrètement certains. Ne rien chercher, ne rien connaître, ne rien faire, ne pas penser, ne jamais réagir.

Les feuillages et les branchages sont maintenant confondus et noyés dans une nuit sans lune et sans étoile, après s’être lentement aplatis en ombres chinoises, toutes leurs interconnections se sont progressivement simplifiées et faussées en perdant leur troisième dimension, la profondeur de leur perspective, l’épaisseur de leur matière, jusqu'à devenir une dentelle noire aspirée par l’oubli.



[écrit en 2001 - pré-Anaérobiose - non retenu dans le livre, sauf trois phrases : 
"Les visages ne sont plus que des masques sur des êtres qui n’existent plus. Qui suis-je, où êtes-vous mes amis ? Mes amoureuses ? Ne rien chercher, ne rien connaître, ne rien faire, ne pas penser, ne jamais réagir."]

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