jeudi 5 février 2015

Séraphine


Je m’appelle Séraphine.

Mes parents et moi logeons quelque part en banlieue parisienne. Chaque matin, ma mère me conduit au lycée en voiture. Chaque soir, en rentrant du travail, elle passe me prendre. Papa nous accueille toujours sur le pas de la porte. Généralement, il a préparé le dîner. Quand il oublie, Maman est en colère. Elle égrène des insultes pendant quelques secondes. Papa tremble et courbe l’échine : l’entrée, le plat de résistance et le dessert apparaissent en un clin d’oeil. Alors la soirée se déroule sans encombre. Un jeu, un Pictionary peut-être, ou alors un Trivial Pursuit, et je vais me coucher.
Voilà comment se passent mes journées.

Mais cette nuit, je n’ai pas fermé l’oeil. Je crois que c’est la première fois que quelque chose comme ça m’arrive. Toute la nuit, une lumière blafarde passait et repassait sous ma fenêtre. Et quand je me penchais par-dessus son rebord, je ne voyais rien. J’ai finalement réussi à me reposer quelques heures, mais je ne suis pas bien aujourd’hui. Je suis fatiguée et inquiète. Je ne veux pas que cela recommence la nuit prochaine.
Je pense à tout ça, étalée sur un petit carré d’herbe avec mes trois meilleures copines : Lucille, Émilie et Isabelle. Nous digérons. Elles fument des cigarettes, moi, non. Le soleil écrasant ne fait qu’accentuer la nervosité due à ma fatigue. Ma mère vient dans la cour de l’établissement. C’est pourtant le jour où elle doit faire les comptes de son entreprise, car c’est la fin du mois. Je comprends sa mauvaise humeur, j’imagine que cela doit lui tenir à coeur : toute sa société compte sur elle. Elle est en sueur. En la voyant, j’ai une petite crampe à l’estomac. Éblouie, elle me cherche des yeux dans la cour, mais ne me distingue pas.

Un homme très maigre, au large front et aux veines dilatées, surgit derrière elle. Il y a d’importantes marques de transpiration sous les bras. Son corps est agité de spasmes qui le secouent violemment toutes les trois minutes. Mes copines s’accordent toutes à considérer le proviseur comme un personnage difforme, bizarre et inquiétant. Et elles rigolent en fumant, en se tapant les cuisses, en se frappant les mains et en crachant à cause du tabac. Jusque-là, je ne voulais pas trop me ranger à cet avis, parce que je considère que chaque homme a droit au respect. Mais je dois reconnaître qu’il est vraiment dégoûtant. Je ne l’aime pas.

D’une voix mal assurée, il hèle ma mère, et elle lui emboîte le pas. Et les ragots commencent à fuser. Mes copines ont reconnu ma mère. Elles pointent la scène du bout de leurs cigarettes. Elles me le font savoir d’un ton moqueur, mais amical.

« Alors, elle commence ses coucheries ? Elle aurait pu choisir quelqu’un de plus sexy,
quand même, ta vieille, Séraphine! Ah ah ! Ah ah ! »

Je les aurais tuées à l’instant même, je leur aurais labouré le ventre à coups d’ongles pour
y plonger la tête et leur en ressortir les intestins avec les dents.
J’aurais pu.
Je n’ai rien fait.

Lucille se redresse sur son séant et annonce fièrement qu’une atrocité de ce genre ne peut et ne doit pas être commise.
« Puisqu’il faut préserver l’école et combattre pour sa pureté, allons empêcher cette fornication contre-nature ! », ajoute-t-elle, fière comme une enfant qui va faire sa première bêtise.
Émilie et Isabelle éclatent de rire, et bientôt je me joins à elles. Les élèves aux alentours se retournent vers nous, l’air de se demander ce qui a bien pu provoquer ce brusque accès d’hilarité. Ils ne savent pas ; moi oui.
Nous montons toutes ensemble jusqu’au troisième étage du bâtiment, là où se trouve le bureau du proviseur. Si les deux premiers étages sont remplis d’élèves qui courent d’un côté à l’autre, se racontant leurs histoires de coeur, et plus si affinités, il règne un silence assourdissant à celui où nous allons. De l’intérieur des salles transpirent des conversations inintelligibles. Lucille prend la tête et guide notre joyeuse troupe, qui avance à pas feutrés vers le bureau 237. Le temps semble si long pour parvenir à notre destination. Mais une fois arrivées, nous ne sommes pas déçues. Lucille, notre chef autoproclamée, jette un coup d’oeil par la serrure et chuchote quelque chose à l’oreille d’Émilie, qui se retourne alors et fait passer le message à Isabelle.
« Qu’a-t-elle vu ? Qu’a-t-elle vu ? », m’emporté-je, impatiente et excitée. Ma camarade se tourne vers moi et me dit que ma maman et le proviseur sont en train de faire l’amour. Comme des lapins.

Quelle salope, j’aimerais que des araignées pondent dans son corps.
Des araignées, pas moi.

Lucille se désintéresse déjà de la scène.
Elle prend Émilie et Isabelle par les bras et leur dit : « Venez, déjà vu, pas intéressant… », en repartant par où nous étions venues.
Quoi ? Je rêve ? C’est au contraire de toute première importance. Moi, je vais regarder de quoi il retourne vraiment. Là, dans le trou, ma mère discute avec le proviseur. Il lui montre des feuilles posées sur le bureau. Apeuré, il agite son stylo en l’air dès que Maman fait un geste trop brusque dans sa direction.

Tout à coup, on me pousse violemment la tête contre la porte. Le bruit interrompt leur discussion. La porte du bureau du proviseur s’ouvre brutalement, et deux têtes apparaissent au-dessus de la mienne. Le proviseur est vert de rage, Maman aussi. Leurs regards se lèvent, et ils voient ma bande de copines qui s’éloignent en pouffant. Lucille jette un coup d’oeil en arrière. La cloche sonne.

« Allez, va en cours », me dit sèchement le proviseur. Maman acquiesce. Et, sans me laisser le temps de lui demander la raison de sa présence, elle me relève et me pousse dans le couloir en direction de l’escalier.

J’ai la tête qui tourne un peu, et les murs me semblent bien blancs. Un étage en dessous, fatiguée, je me fraie un chemin dans toute cette marmaille qui raille et qui drague pour aller en cours de mathématiques. En retard, je suis en retard. Devant la porte fermée, je lisse ma robe et mon chemisier du plat de la main, un peu tremblante. Je rejette mes épaules en arrière pour l’air digne que ça me donne. Je frappe à la porte et, sans attendre la réponse, j’ouvre, m’excuse et vais m’installer à une place libre. Seul un petit groupe est présent à ce cours. Les trois quarts de la classe sèchent car notre professeur habituel n’est pas là, et nous avons un remplaçant. Je n’en suis pas mécontente, car cela me permet de poser des questions, d’écouter et de comprendre le cours beaucoup mieux que d’habitude. À l’interclasse, je sors dans la cour pour prendre un peu l’air. Mes copines se précipitent vers moi telles des mouches vers un vieux bout d’excrément.

« Alors, alors, ils t’ont punie ? Il t’ont punie ? », ne cessent-elles de répéter.
« Me dis pas que tu t’es jointe à eux ? Ah ah ! Ma pauvre Séraphine, c’est ta mère, quand même. Et lui, j’en voudrais pas dans mon lit. J’en voudrais certainement pas dans mon lit, ça, c’est sûr ! Ah ah ! »
« Ah ah ! Rigolez, mais ma mère, le proviseur l’a à la bonne. Cela peut influencer sur mes résultats, sur les appréciations des professeurs, sur tout un tas de choses. Alors je n’en ai rien à faire de vos comportements de harpies. Je n’en ai rien à faire que ma mère couche un jour avec le proviseur. Car à la fin, c’est moi qui gagnerai ! Moi ». Je soliloque, j’en conviens, et mon soliloque se perd dans leurs yeux vides.

Mais j’observe chez mes copines un brusque changement d’attitude.
Je ne sais pas ce qui se passe dans leurs yeux vides, mais voilà qu’elles parlent toutes d’aguicher le proviseur, de s’attirer ses faveurs d’une manière pas très catholique. Je ne veux pas, non.
C’est mon idée. C’est ma mère qui va se taper le sale boulot de copuler avec le chef d’établissement, alors on arrête les frais. Séraphine ne se laissera pas marcher sur les pieds, ah ! ça, non ! Elle ne laissera personne lui barrer le chemin de la réussite. Elles n’approcheront jamais le proviseur. Mais pour cela, je dois agir vite, ne pas leur laisser le temps de penser. Si tant est qu’elles puissent.

La cloche sonne, il est temps pour nous de rentrer en cours. Nous avons deux heures d’histoire-géographie. Le professeur est jeune et les charme, à chaque fois, par de petites blagues bien senties, des anecdotes rigolotes, des regards, des fuites, des pas chassés. Il danse, et sa danse est parole, et sa parole tombe et rebondit sous les yeux de la classe endormie. Et soudain, même si le cours ne les intéresse pas, même si la vie ne les intéresse pas, elles en redemandent. Pour attirer encore plus l’attention du professeur, elles en viennent à apprendre le cours, à le travailler ! Mais elles ne comprennent rien. Moi, au contraire, je comprends. Elles le savent. Fin du cours.
La cloche, les élèves, le bruit qui enfle dans le lycée et enfle ma tête. Je propose à Lucille, Émilie et Isabelle de venir réviser chez moi. J’en parle à ma mère rapidement au téléphone : elle est d’accord. Elle va même jusqu’à nous préparer des verres de lait et des cookies, pour quand nous arriverons.

« Merci Maman ! On parie que tu as eu la même idée que moi ? On va les avoir, Maman, ne t’inquiète pas. Je ne vois pas pourquoi ces gens pourraient vivre. »

Il ne faut pas que mes pensées se voient dans mes yeux.

En cette fin d’après-midi, le soleil et la chaleur accueillent le vent, et celui-ci leur rend la pareille en bourrasques et sifflements. Elles sont toutes les trois derrière moi, discutant, pinaillant, rigolant. Je suis devant, et j’aime mon rôle : je suis la guide.

« Bonjour madame, Séraphine nous a invitées chez elle pour que nous révisions ensemble le cours d’histoire-géo, ça ne vous dérange pas j’espère ! », disent-elles toutes en choeur.
« Mais non, enfin ! Vous êtes toujours les bienvenues ici, qu’il s’agisse de travailler ou d’autre chose», dit maman, tout sourire.
«Á propos, Séraphine, il faudra que je te parle de mon entrevue avec ton proviseur après votre séance de travail. Pourras-tu me le rappeler, s’il te plaît ? », me glisse-t-elle à l’oreille.
Bien sûr, c’est un signe. Elle veut que je l’avertisse quand ça commence. Elle veut y participer. Après tout, elle a le droit. Telle mère, telle fille. Mais par pitié, Maman, sois un peu plus discrète.

Pour leur faire oublier cette bourde (j’espère qu’elle ne leur a pas mis la puce à l’oreille), j’emmène mes amies dans un passionnant voyage sur le continent américain. Nous le parcourons d’Est en Ouest, du Nord au Sud. Nous apprenons les villes principales, et je les fais bien répéter à Lucille, qui s’assure qu’Isabelle les connaît. Moi, je sais tout déjà par coeur. C’est pas grave, cela me fait réviser. Ensuite, nous prenons chacune des cartes vierges et nous colorions et légendons les principaux flux migratoires. Après une heure de travail intense, je vais à la cuisine pour chercher du jus d’orange pour tout le monde.

Je claque la porte derrière moi.

De grands carreaux de faïence renvoient des reflets qui s’entrechoquent et qui me percent. J’attrape la bouteille de deux litres de jus d’orange dans le frigo. J’ouvre un placard, je prends des verres. Je ramasse un couteau.

Je claque la porte derrière moi.

Il faut faire vite. Elles vont prendre ma place en cours d’une minute à l’autre.
Je plante profondément mon couteau dans la nuque de Lucille. Quand la lame n’est plus visible, je lui fais faire un quart de tour, dans le sens des aiguilles d’une montre. Un peu de sang gicle, juste un peu.
Les autres ont l’air surprises. Que faire ? … Ah oui ! J’attrape Émilie par les cheveux et j’abats sa tête sur la pile de verres que j’avais posée sur la table.
Il y a un bruit. C’est sa tête.
Je prends l’un des tessons résultant de la rencontre des verres avec sa charmante tête. Tout en continuant à la tenir par les cheveux, munie de cet outil, je lui retire un oeil. Un. Plop. C’est un bruit, ça aussi. L’autre ne tarde pas à suivre. Je vous présente, maintenant et en exclusivité, Séraphine ! La femme qui possède quatre yeux !
Enfin, je fais d’Isabelle de la charpie. Je retire tout d’abord le couteau de la nuque de ma première victime. Ainsi, armée de mon bout de verre et de mon couteau, je me précipite vers la petite chanceuse et je lui lacère le visage à une vitesse hallucinante !
Puis la poitrine.
Puis les cuisses.

Je suis la seule, je suis l’unique. Séraphine. Plus personne ne me piquera la place. Je suis une bonne élève. J’ai toujours eu des bonnes notes, toujours des félicitations, et ça ne changera pas. Séraphine. D’ailleurs, pourquoi y aurait-il un quelconque changement ? J’en ai éliminé toute possibilité. Et Maman qui croyait que j’avais besoin d’elle. Séraphine. Son entrevue avec le proviseur n’aura servi à rien, c’est toujours moi la meilleure ! Elle est naïve et touchante, Maman. Je l’aime bien, Maman.
Elle sera ravie d’apprendre ce qui s’est passé. Je vais la voir dans sa chambre. Séraphine.

Je m’apprête à frapper, mais la porte s’ouvre. Maman venait à ma rencontre.

« Ah, ma chérie ! Te voilà ! Cet après-midi, ton proviseur m’a convoquée pour me dire qu’il allait sûrement te placer dans une classe pour enfants précoces. Il aurait pu me l’annoncer par téléphone. Ça ne valait pas le coup que je me déplace, alors que je suis complètement débordée au bureau ces temps-ci. En tout cas, je suis très contente pour toi, Séraphine. »

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