ULTRAVORTEX SAISON 2
Épisode 5 (FINAL)
Autodafé au supermarché des mauvais garçons
« J'adore créer quelque chose de magique et si inattendu que les gens en ont la tête qui éclate. »
Michael Jackson
L’élu involontaire (une transcription de Al Zimmer, enquêteur officiel de la série)
Reçu un courrier. Une lettre. Une vraie lettre. Pas un email.
Et - je suis reçu au programme.
Élu : le terme exact.
« Les membres du programme en ont décidé ainsi après une longue nuit de délibération. »
Seule autre information : prié de me rendre dans un lieu bien précis, à une date bien précise et à une heure bien précise. Sont tous présents, cercle autour d’une table d’émeraude. À ma grande surprise, ils m’attendent sans empressement. Sans presque aucune considération.
Le temps n’est pas encore venu, de déchiffrer la source. La résolution de l’équation se révèle d’une facilité déconcertante. Ouvre de nombreuses portes, voiles se soulèvent, voiles se succèdent, craignant de les déchirer, de me fendre par inadvertance et m’ouvre juste à temps pour le cérémonial. Je suis livre, suis lumière, suis ouvert. Le cercle déchiffre quelques archaïques vérités à nouveaux découvertes.
Cercle / Chemin / Retour
Zimmer attendit la suite du spectacle, qui ne tarda pas à venir. Zacharie était dans son élément : « D’un point de vue strictement magique, pour vulgariser la chose, cette histoire de rituel ne tient pas la route une seule seconde. Un meurtre, une momie, un tremblement de terre et pourquoi pas une pyramide égyptienne qui sortirait de terre comme ça d’un coup d’un seul avec un Michael Jackson revenu d’entre les morts avec un remède contre le SIDA et un nouvel album studio ? Tenez appelez vos collègues de la scientifique pour vous assurer qu’il n’y a pas un Temple antique sous ce tas de pierres. »
Roches / Magie / Maladie
L’humour de l’apprenti magicien avait au moins le mérite de détendre l’atmosphère de l’interrogatoire. Le dernier d’une journée qui s’était transformé en nuit et qui allait se transformer en une nouvelle journée sans passer par la case sommeil. Le flic avait compris qu’il ne tirerait rien de son jeune visiteur, pas même un petit caillou tombé de sa hotte par mégarde. Le flic, sans détour, pour sa part, n’accordait qu’un crédit très limité à la piste du meurtre rituel.
Malgré le magnétisme de la piste.
Il voyait plutôt dans cette mise en scène la possibilité d’un accident, un maquillage de preuves, un brouillage de pistes profitant des conditions favorables de climat et de mouvements géologiques. Le fait divers était marqué du sceau du mystère. Si l’auteur des faits n’était pas un ésotériste, il s’agissait d’un pastiche, et il n’y avait qu’un spécialiste pour répondre à cette énigme.
Arcane / Pastiche / Détour
Il ne s’agissait pour le moment que de faire connaissance, de dessiner une première réponse, même cryptée, et de donner de la matière au petit théâtre qui devait s’animer dans les consciences des membres de ces mouvements plus ou moins sectaires. Le Soleil allait commencer à poser ses griffes sur le haut de la colline. Il était temps de conclure. « Je n’ai pas grand chose à vous demander de plus, je vais vous laisser repartir, vous devez probablement avoir envie de rejoindre votre lit.
— Loin de moi l’idée de rejoindre mon lit, à moins qu’il ne s’agisse d’un intermède licencieux dans nos festivités consacrées au solstice. »
Zacharie avait effectivement encore l’air très frais pour cette heure tardive, normal, puisqu’il vivait en total décalage avec la société et devait bénéficier, dans sa lutte contre le sommeil, de l’aide salutaire d’un excitant classé à la liste des stupéfiants.
Festivité / Solstice / Rituel.
Trois mots qui se mirent soudain à clignoter en rouge alarme dans les yeux de l’enquêteur. Il n’avait pas encore fait le lien avec la date du solstice, ni lui, ni aucun des témoins, puisque les indices reliaient le meurtre à la date anniversaire de la chute de la comète neuf ans plus tôt, tous mis en déroute par la Vérité comme de vulgaires journalistes avides de phénoménal et de coïncidences troublantes.
— Juste une petite question avant de partir.
— Vous voulez vous joindre à nous ?
— Une fête, vous dites ?
— Rien de bien délictueux, dit-il en écarquillant un œil vif, juste une petite fête entre amis, en l’honneur du Soleil, de sa paradoxale nature bienfaitrice et destructrice.
Bienfait / Destruction / Renaissance
La possession implique des rituels animés par des créateurs : réalisateurs de films cultes, artistes publicitaires, chanteurs pop, designers de fétiches, coachs en cosmétique, architectes de vie, animateurs de web TV. Un accès illimité à l’ensemble du réseau pour les pratiquants d’une magie noire démocratisée. Les communautés virtuelles n’existent pas, parlons plutôt d’amalgames, de conglomérats d'avatars plus ou moins influents, de formules magiques précipitées en engrenages perdus, sautant d’un point d’attache à un autre, en dehors de toute notion de haut et de bas. Même un évènement de cette ampleur ne suffira pas à recréer du lien, pour satisfaire eux lubies de l’époque. Tout, au contraire, est séparé, tous derrière leur masque : policiers, citoyens, révolutionnaires, conservateurs, réfractaires, ou encore membres de cette nouvelle religion de lumière qui se répandait dans les zones grises comme la traînée d’une aurore boréale. Ils se couvrent le visage d’un linge qui courrait jusqu’aux pieds. Des hommes et des femmes se font appeler fantômes et voudraient nous faire croire que se regrouper dans des caves pour s’agglutiner en silence les uns contre les autres afin d’écouter les battements de cœur de leur voisin - pour vibrer d’une seule chair aveugle au temps - était la dernière expérience spirituelle possible dans cette nouvelle configuration de la réalité.
Pour toute réalité, en face de ses webcams et de ses écrans illusoires, Ricky Maniac avait peur d’avoir déclenché tout ce bazar.
Élu pourquoi ?
La fin pour quand ?
Des flingues, oui, mais pour qui ?
De : Ricky Maniac
A : Base_email_Totale
Sujet : Que se passe-t-il derrière votre écran ?
Chers amis, chères amies,
Vous êtes vous déjà demandé ce qu'il se passe derrière votre écran ?
Vous avez sûrement vu, comme tous vos congénères, ces images, elles font le tour de l'internet depuis quelques heures. Elles s'apprêtent à tourner en boucle sur toutes les chaînes encore disponibles de votre bouquet télévisuel, mais ce sera déjà trop tard, vous aurez déjà ressenti cette sensation. À coté, le 11 septembre en direct ne vous évoquera plus que le souvenir d’un mauvais bizutage. Les plus attentifs d'entre vous savent de quoi je parle. D’ailleurs, ils sont occupés à barricader toutes les entrées de leur logement.
Je parle de cette foule qui s'entre-tue sans raison. Des femmes, des enfants, des hommes qui s'étripent, s’immolent en pleine rue, se jettent des immeubles, se frayent un passage dans des charniers improvisés grâce au pare-buffle de leur 4x4. Ils sont incapables d'expliquer pourquoi.
C’est une histoire drôle : les journalistes ont perdu leur langue.
Vous avez vu ou verrez tous ces gens courir dans tous les sens, effrayés en croisant votre regard. Des scènes de liesses psychotiques. Vous avez sûrement vu cette vidéo amateur sur Youtube captant le visage de cette femme ne reconnaissant plus son enfant. Touchant n’est-ce pas ? Si vous aviez eu le son, vous auriez entendu les os se briser lorsqu'elle l'a secoué dans tous les sens avant de l'emporter sous le bras, visiblement rassurée, apaisée, prête à accueillir la lame d'une machette dans l’épaule.
On ne vous a rien dit ? Vous voulez qu’on vous explique ? Vous croyez que tout cela n'a pas de sens ? Qu’il s’agit d’une forme d’hallucination collective ? Vous avez partiellement raison.
Vous êtes malin.
Vous n'avez qu'un seul tort.
Vous croire à l'abri, là, derrière votre écran. Alors que pour vous, l’aventure ne démarre qu’à partir du blackout.
Amicalement.
Ricky Maniac, votre chargé de Propagation.
Vision alternative des événements : une chaussure rouge sur le bord de la route. Comment une chaussure esseulée peut-elle rester sur le bord d'une route sans que son propriétaire ne mette tout en œuvre pour la récupérer ? Vous pourriez croire qu'il s'agit d'un plaisantin ? Le genre de mec qui a fait une blague en larguant la chaussure d’un pote par la fenêtre d’une voiture ?
Vous avez beaucoup d'humour.
Ces chaussures appartiennent à des morts. Ou alors, personne n'a jamais perdu une seule chaussure sur le bord de la route. Des fétichistes collectionneraient des chaussures dépareillées dans l’unique but de les larguer, une par une, sur le bord des routes, avec patience et méthode, pour lancer les bases d’une nouvelle unité de mesure en gestation. Que vous le vouliez ou non, au bout d’un certain temps, toutes ces chaussures appartiennent à des morts.
La mort est partout.
Il y a un mec, là, allongé sur le sol, planté lui aussi sur le bord de la route. Quand on crève sous le soleil, ce sont les yeux qui pourrissent le plus vite. L’inconnu n'avait plus de regard. Il était libéré de la possession. Il n'avait plus à affronter la vision d'un monde à l'agonie.
De retour au supermarché : rayon gentils garçons. La voix dans le haut-parleur nous parle. Langoureuse, elle nous aime et nous sommes uniques. J'ai peur qu’un intrus n’ose affirmer le contraire. Il briserait le charme. La voix dans le haut-parleur rappelle aux parents du petit Ricky de venir le récupérer à l'accueil. Au troisième appel, il comprend qu’il a été abandonné et qu’il ne bougera plus jamais de là avant la prochaine catastrophe, fidèle à l’enseignement de ses parents. Rester au même endroit quand vous êtes perdu devient une règle de survie que l’on applique à toutes les situations de la vie. Un jour, il quittera le stand d'accueil et ses hôtesses souriantes, pour brûler les rayonnages.
« Bienvenue au supermarché des mauvais garçons. »
Le monde des grands, c'est quand vous perdez vos illusions pour la première fois. Ce n'est pas grave, il y en aura d’autres. Dans votre théâtre personnel aux allées débordantes de lumière artificielle, vos divinités domestiques se substituent à un Chef de Rayon bienveillant, vous continuez à croire, toujours, au bonheur, à l’amour, à la vie. Mon reflet dans la vitrine d’une boutique abandonnée. Je me revois, déguisé en père noël, et me dis que j’étais un mauvais garçon. J'aimerais pouvoir changer le cours des choses et conforter cette femme dans son rôle de mère. Elle entretenait la magie, elle transmettait ce goût du secret à ses enfants, pour qu’ils développent leur imaginaire, c'était de notre devoir de les protéger du monde des grands ; elle aurait pu être ma mère. Je l’avais lu sur internet. J’étais si proche d’elle à présent.
Le monde des grands, c'est quand vous continuez, malgré votre héritage, à vivre comme des enfants qui attendent la livraison du cargo du bonheur, une dose pour chacun, une dose tous les jours, une dose au fond de l’armoire de vos petits lutins. Soyez fier de vos enfants. Ils ont placé toutes les chances de leur côté : ils veulent devenir médecins. Offrez-leur une pharmacopée reliure cuir sur papier bouffant répertoriant l'ensemble des molécules utiles au bonheur de toute la famille. Malheureusement, ils ne guériront pas notre monde. Il est trop faible pour être sauvé. L’année suivant la mort de mes parents, je comprends que personne ne m’oblige à ouvrir tous ces paquets, surtout pas ce vieux clochard puant aux yeux d’hépatiques qui se faisait passer pour le Père Noël, j’avais toute liberté pour me transformer, c’était mon seul héritage.
Et pourtant, j’ai dû attendre une seconde catastrophe pour le comprendre.
Des pans de rayons en friches, parfum de charogne, ce qu’il reste du rayon spiritueux me tend les bras, l’abondance était une fable. Ces entrepôts ne contenaient pas plus de deux jours de stock. Des barricades abandonnées, du sang séché sur les murs, ils sont passés par là. L’un d’eux a repris figure humaine sur un lit de barquettes de viande en décomposition. Les produits défilent, couleurs insensées et pochade d’un édifice sans nom, sans fonction, sans but. Le divertissement et le désir ont laissé la place à des sensations d’une brutalité originelle. Nouveau monde ne subsistant que par la volonté de quelques créature en lutte contre la vie et la mort.
C’est une île déserte, avec un oasis de livres en sa périphérie. Une rasade de vodka, un livre jeté en l’air, une autre rasade, des pavés lancés aux quatre coins du rayon Culture et Divertissement. Quel est le livre que je n’emporterai pas sur mon île déserte ? Cette encyclopédie ? Ce dictionnaire ? Me rappelle de vagues souvenirs. Des mots défilent. Des lettres défilent. Des images. N’affichent aucune définition à cette nouvelle configuration de la réalité. Aucun manuel n’est disponible quand il s’agit d’évoluer dans l’inconnu. L’univers reste en écriture.
J'ai envie de vomir, et les volutes éthyliques n'y sont pour rien, il s'agit des vapeurs générées par la dislocation d’un autel de papier, elles réveillent dans mes entrailles des désirs de meurtres, de bûchers, de destruction, et d'autres festivités. Seul le sang saurait laver définitivement ce qu’il reste des ruines ; pour l’instant, je me régale d’un autodafé. Cautériser les plaies d’une hémorragie en cours, s’arrêter au milieu des flammes, la route barrée par un livre, en tirer une page en feu, au hasard et recevoir son message comme la prophétie d’un oracle.
« Personne n’en échappera. »