Je m'appelle Séraphine.
Mes parents et moi
logeons quelque part en banlieue parisienne. Chaque matin, ma mère
m'emmène au lycée en voiture. Chaque soir, en rentrant du travail,
elle passe me prendre. Papa nous accueille toujours sur le pas de la
porte. Généralement, il a préparé le dîner. Quand il oublie,
Maman est en colère. Elle égrène des insultes pendant quelques
secondes. Papa tremble et se plie en quatre : l'entrée, le plat
de résistance et le dessert apparaissent en un clin d’œil. Alors
la soirée se déroule sans encombre. Un jeu, un Pictionary
peut-être, ou alors un Trivial Pursuit, et je vais me coucher.
Voilà comment se passent
mes journées.
Mais
cette nuit, je n'ai pas fermé l’œil. Je crois que c'est la
première fois que quelque chose comme ça m'arrive. Toute la nuit,
une lumière blafarde passait et repassait sous ma fenêtre. Et quand
je me penchai par dessus son rebord, je ne voyais rien. J'ai
finalement réussie à me reposer quelques heures, mais je ne suis
pas bien aujourd'hui. Je suis fatiguée, et inquiète. Je ne veux pas
que cela recommence la nuit prochaine.
Je
pense à tout ça, étalée sur un petit carré d'herbes avec mes
trois meilleures copines : Lucille, Emilie et Isabelle. Nous
digérons. Elles fument des cigarettes, moi non. Le soleil écrasant
ne fait qu'accentuer la nervosité due à ma fatigue. Ma mère vient
dans la cour de l'établissement. C'est pourtant le jour ou elle
devait faire les comptes dans son entreprise, car c'est la fin du
mois. Je comprends sa mauvaise humeur, j'imagine que cela doit
lui tenir à cœur : toute sa société compte sur elle. Elle
est en sueur. En la voyant, j'ai une petite crampe à l'estomac.
Éblouie, elle me cherche des yeux dans la cour, mais ne me distingue
pas.
Un homme très maigre, au
large front et aux veines dilatées surgit derrière elle. Il y a
d'importantes marques de transpiration sous ses bras. Son corps est
agité de spasmes qui l'obligent à convulser violemment une des
parties de son corps toutes les trois minutes. Mes copines
s'accordent toutes pour considérer le proviseur comme un personnage
difforme, bizarre et inquiétant. Et elles rigolent en fumant, en se
tapant les cuisses, en se frappant les mains, et en crachant des
glaires dues à leurs tabagisme forcené. Jusque là, je ne voulais
pas trop me ranger à cet avis, parce que je considère que chaque
homme a droit au respect. Mais je dois reconnaître qu'il est
vraiment dégoûtant. Je ne l'aime pas.
D'une voix mal assurée,
il hèle ma mère, et elle lui emboîte le pas. Et les ragots
commencent à fuser. Mes copines, ayant reconnues ma mère, pointent
la scène du bout de leurs cigarettes. Elles me le font savoir, d'un
ton moqueur, mais amical.
« Alors, elle
commence ses coucheries ? Elle aurait pu choisir quelqu'un de
plus sexy quand même ta vieille, Séraphine! Ah ah ! Ah ah ! ».
Je les aurais tuées à
l'instant même, je leur aurais labouré le ventre à coup d'ongles
pour ensuite plonger la tête dans leurs intestins et les ressortir
avec ma bouche.
J'aurai pu.
Je n'ai rien fait.
Lucille se redresse sur
son céans et annonce fièrement qu'une atrocité de ce genre ne
peut, et ne doit pas être commise.
« Puisqu'il faut
préserver l'école, et combattre pour sa pureté, allons empêcher
cette fornication contre-nature ! », ajoute-t-elle, fière
comme une enfant qui va faire sa première bêtise.
Émilie et Isabelle
éclatent de rire, et bientôt je me joins à elle. Les élèves aux
alentour se retournent vers nous, l'air de se demander ce qui a bien
pu provoqués ce brusque accès d'hilarité. Ils ne savent pas, moi
oui.
Nous montons toutes
ensembles jusqu'au troisième étage du bâtiment, là ou se trouve
le bureau du proviseur. Si les deux premiers étages sont remplis
d'élèves qui courent d'un côté à l'autre, se racontant leurs
histoires de cœurs, et plus si affinités, il règne un silence
assourdissant dans celui ou nous allons. De l'intérieur des salles
et d'ailleurs suintent des conversations inintelligibles. Lucille
prend la tête et guide notre joyeuse troupe qui avance à pas
feutrés vers le bureau 237. Le temps semble si long pour parvenir
jusqu'à notre destination. Mais, une fois arrivées, nous ne sommes
pas déçues. Lucille, notre chef autoproclamée, jette un coup d’œil
par la serrure et chuchote quelque chose dans l'oreille d'Emilie.
Elle se retourne alors, et fait passer le message à Isabelle.
« Qu'a t-elle vue ?
Qu'a-t-elle vue ? », m'emportai-je, impatiente et excitée.
Ma camarade se retourne et me dit que ma Maman et le proviseur sont
en train de faire l'amour. Comme des lapins.
Quelle salope, j'aimerais
que des araignées pondent dans son corps.
Des araignées, pas moi.
Lucille se désintéresse
déjà de la scène.
Elle prend Emilie et
Isabelle par les bras et leur dit : « venez, déjà vu,
pas intéressant... », en repartant d'où nous étions venues.
Quoi ? Je rêve ?
C'est au contraire de toute première importance. Moi, je vais
regarder de quoi il retourne vraiment. Là, dans le trou, ma mère
discute avec le proviseur. Il lui montre des feuilles posées sur le
bureau. Apeuré, il agite son stylo en l'air dès que Maman fait un
geste trop brusque dans sa direction.
Tout d'un coup, on me
pousse violemment la tête contre la porte. Le bruit interrompt leur
discussion. La porte du bureau du proviseur s'ouvre brutalement, et
deux têtes apparaissent au dessus de la mienne. Le proviseur est
vert de rage, Maman aussi. Leurs regards se lèvent, et ils voient
ma bande de copines qui s'éloignent en pouffant. Lucille jette un
coup d’œil en arrière. La cloche sonne.
« Allez, va en
cours », me dit sèchement le proviseur. Maman acquiesce de la
tête. Et, sans me laisser le temps de lui demander la raison de sa
présence, elle me relève, et me pousse dans le couloir en direction
de l'escalier.
J'ai la tête qui tourne
un peu, et les murs me semblent bien blancs. Un étage en dessous,
fatiguée, je me fraie un chemin dans toute cette marmaille qui
raille et qui drague pour aller en cours de mathématique. En retard,
je suis en retard. Devant la porte fermée, je lisse ma robe et mon
chemisier du plat de ma main un peu tremblante. Je jette mes épaules
en arrière pour l'air digne que ça me donne. Je frappe à la porte
et, sans attendre la réponse, j'ouvre, je m'excuse auprès du
professeur et vais m'installer à une place libre. Nous ne sommes
qu'un petit groupe présent à ce cours. Les trois quart de la classe
sèchent, car notre professeur habituel n'est pas là, et nous avons
un remplaçant. Je n'en suis pas mécontente, car cela me permet de
poser des questions, d'écouter et de comprendre le cours beaucoup
mieux que d'habitude. A l'inter-classe, je sors dans la cour pour
prendre un peu l'air. Mes copines se précipitent vers moi telle des
mouches vers un vieux bout d'excrément.
« Alors, alors, ils
t'ont punis ? Il t'ont punis ? », ne cessent-elles de
répéter.
« Me dit pas que tu
t'es joint à eux ? Ah ah ! Ma pauvre Séraphine, c'est ta
mère quand même. Et lui, j'en voudrais pas dans mon lit. J'en
voudrais certainement pas dans mon lit, ça, c'est sûr ! Ah
ah ! »
« Ah ah !
Rigolez, mais ma mère, le proviseur l'a à la bonne. Cela peut
influencer sur mes résultats, sur les appréciations des
professeurs, sur tout un tas de choses. Alors je n'en ai rien à
faire de vos comportements de harpies. Je n'en ai rien à faire que
ma mère couche un jour avec le proviseur. Car, à la fin, c'est moi
qui gagnerait, moi ». Je soliloque, j'en conviens, mais mon
soliloque se perd dans leurs yeux vides.
Mais
j'observe, chez mes
copines, un brusque changement d'attitude.
Je ne sais pas ce qui se
passe dans leurs yeux vides, mais voilà qu'elles parlent toute
d'aguicher le proviseur, de s'attirer ses faveurs d'une manière pas
très catholique. Je ne veux pas, non.
C'est mon idée. C'est ma
mère qui va se taper le sale boulot de copuler avec le chef
d'établissement, alors on arrête les frais. Séraphine ne se
laissera pas marcher sur les pieds, ah ça non, elle ne laissera
personne lui barrer le chemin de la réussite. Elles n'approcheront
jamais le proviseur. Mais pour cela, je dois agir vite, ne pas leur
laisser le temps de penser. Si tant est qu'elles puissent.
La cloche sonne, il est
temps pour nous de rentrer en cours. Nous avons deux heures
d'Histoire-géographie. Le professeur est jeune et les charment, à
chaque fois, par de petites blagues bien senties, des anecdotes
rigolotes, des regards, des fuites, des pas chassés. Il danse, et sa
danse est parole, et sa parole tombe et rebondit sur les yeux de la
classe endormie. Et soudain, même si le cours ne les intéresse pas,
même si la vie ne les intéresse pas, elles en redemandent. Pour
attirer encore plus l'attention du professeur, elles en viennent
jusqu'à apprendre le cours, le travailler ! Mais elles ne
comprennent rien. Moi, au contraire, je comprends. Elles le savent.
Fin du cours.
La cloche, les élèves,
le bruit qui enfle le lycée et ma tête. Je propose à Lucille,
Emilie et Isabelle de venir réviser chez moi. J'en parle à ma mère
rapidement au téléphone : elle est d'accord. Elle va même
jusqu'à nous préparer des verres de laits et des cookies, pour
quand nous arriverons.
« Merci Maman !
On parie que t'as eu la même idée que moi. On va les avoir, Maman,
ne t'inquiète pas. Je ne vois pas pourquoi ces gens pourraient vivre
».
Mais, bref ! Il ne
faut pas que mes pensées se voient dans mes yeux !
En cette fin
d'après-midi, le soleil et la chaleur accueillent le vent, et
celui-ci leur rend la pareil en bourrasques et sifflements. Elles
sont toutes les trois derrière moi, discutant, pinaillant, rigolant.
Je suis devant, et j'aime mon rôle : je suis la guide.
« Bonjour Madame,
Séraphine nous a invités chez elle pour que nous révisions
ensemble le cours d'Histoire-Géo, ça ne vous dérange pas
j'espère », disent-elles toutes en cœurs.
« Mais non enfin,
vous êtes toujours les bienvenues ici, qu'il s'agisse de travailler,
ou d'autres choses », dit Maman, tout sourire.
« A propos,
Séraphine, il faudra que je te parle de mon entrevue avec ton
proviseur après votre séance de travail. Pourras-tu me le rappeler
s'il te plaît ? », me glisse-t-elle dans l'oreille.
Bien sûr, c'est un
signe. Elle veut que je l'avertisse quand ça commence. Elle veut y
participer. Après tout, elle a le droit. Tel mère, telle fille.
Mais par pitié, Maman, sois un peu plus discrète.
Bon allez, pour leur
faire oublier cette bourde (j'espère qu'elle ne leur a pas mis la
puce à l'oreille), j'emmène mes amies dans un passionnant voyage
sur le continent américain. Nous le parcourons d'est en ouest, du
nord au sud. Nous apprenons les villes principales, et je les fais
bien répéter à Lucille, qui s'assure qu'Isabelle les connaît.
Moi, je sais tout déjà par cœur. C'est pas grave, cela me fait
réviser. Ensuite, nous prenons chacun des cartes vierges, et nous
colorions et légendons les principaux flux migratoires. Après une
heure et quelque de travail assez intense, je vais à la cuisine pour
chercher du jus d'orange pour tout le monde.
Je claque la porte
derrière moi.
De grands carreaux de
faïence renvoient des reflets qui s'entrechoquent, et qui me
percent. J'attrape la bouteille de 2 litres jus d'orange dans le
frigo. J'ouvre un placard, je prends des verres. Je ramasse un
couteau.
Je claque la porte
derrière moi.
Il faut faire vite. Elles
vont prendre ma place en cours d'une minute à l'autre.
Je plante profondément
mon couteau dans la nuque de Lucille. Quand la lame n'est plus
visible, je lui fait effectuer un quart de tour, dans le sens des
aiguilles d'une montre. Un peu de sang gicle, juste un peu.
Les autres ont l'air
surprises. Que faire ? … Ah oui ! J'attrape Isabelle par
les cheveux, et j'abats sa tête sur la pile de verres que j'avais
posé sur la table.
Il y a un bruit sonore.
C'est sa tête.
Je prends un des morceaux
de verres qui se sont formés à la suite de la rencontre des verres
avec sa charmante tête. Tout en continuant à la tenir par les
cheveux, muni de cet outil, je lui dégobille un œil. Un. Plop.
C'est un bruit sonore ça aussi. L'autre ne tarde pas à suivre. Je
vous présente maintenant et en exclusivité, Séraphine ! La
femme qui possède quatre yeux !
Enfin, je fais d'Isabelle
de la charpie. Je retire tout d'abord le couteau de la nuque de ma
première victime. Ainsi, armé de mon bout de verre et de mon
couteau, je me précipite vers la petite chanceuse, et je commence à
lui lacérer le visage à une vitesse hallucinante !
Puis la poitrine.
Puis les cuisses.
Je suis la seule, je suis
l'unique. Séraphine. Plus personne ne me piquera la place. Je suis
une bonne élève. J'ai toujours eu des bonnes notes, toujours des
félicitations, et ça ne changera pas. Séraphine. D'ailleurs
pourquoi y aurait-il un quelconque changement ? J'en ai éliminé
toute possibilité. Et Maman qui croyait que j'avais besoin d'elle.
Séraphine. Son entrevue avec le proviseur n'aura servi à rien,
c'est toujours moi la meilleure ! Elle est naïve et touchante,
Maman. Je l'aime bien, Maman.
Elle sera ravi
d'apprendre ce qui s'est passé. Je vais la voir dans sa chambre.
Séraphine.
Je m'apprête à frapper,
mais la porte s'ouvre. Maman allait à ma rencontre.
« Ah, ma chérie !
Te voilà ! Cet après-midi, ton proviseur m'a convoquée pour
me dire qu'il allait sûrement te placer dans une classe pour enfants
précoces. Il aurait pu me l'annoncer par téléphone. Ça ne valait
pas le coup que je me déplace, alors que je suis complètement
débordée au bureau ces temps-ci. En tout cas, je suis très
contente pour toi Séraphine ».