Yoann Sarrat
Poème-tattoo [texte théorique # I]
Ayant tatouée, sur ma cuisse
gauche, une « Zone expérimentale de mon corps », délimitant un
morceau de chair découpable et exploitable, emplie de quelques signes[1] qui actionneront
la textualité de diverses façons (marqueurs obligatoires d’une phrase et de la
construction phrastique balisée d’éléments modificateurs, étapes de l’écriture
corporelle, système de signes à ré-analyser perpétuellement, système
d’ouverture obligatoire vers d’autres mots et vers la néologie, etc.), un
poème-tattoo va être créé, en direct, lors d’une performance[2]. Le
dermographe n’utilise pas d’encre et trace des lignes de sang en interagissant
avec les mots tordus. Cela fait émerger un poème dermographique qui pourra être
utilisé de diverses façons dans un jeu d’échange entre la page et la chair[3].
Le sang des mots
La performance permet de créer une situation
d’énonciation du texte pour toucher au « su » (la sueur, la dimension
pulsionnelle) et progressivement au sang des mots, elle permet également de
mêler le bruit de la machine modifiant la peau et sa surface au texte déclamé
tout en intégrant les divers bruits du corps (ses borborygmes devenant des glossolalies).
La sueur et le sang des mots vont se confronter à ceux du corps qui les
accueille. Se met en place un dialogue entre les sécrétions corporelles qui
réagissent, en direct, au texte corporalisé, s’inscrivant dans la chair. Le
sang va prendre possession des mots, les faire remonter à la surface du corps. C’est
une écriture corporelle toute nouvelle, multidimensionnelle, en plus de la
danse et du mouvement des mains tatouant et des lèvres lisant, le spectateur lit
la poésie sur le corps tordu, un nouveau spectacle, celui du texte en train de
s’inscrire radicalement.
Chaque
particule corporelle (un ongle, une larme, une goutte de sueur) revêt un sens
(à trouver ou en évolution permanente selon les contextes, les situations). À
ces signifiants « naturels » car présents en chaque corps s’ajoutent
les signes et idéogrammes corporalisables. Chaque corps peut porter son propre
langage confronté à celui, intrinsèque, qui existe dans l’émanation et la
sécrétion naturelle. Un ongle peut devenir une parenthèse dans le texte ;
une lettre peut devenir un glyphe sur la chair, intégrant de nouveaux mystères
corporels, offrant plusieurs possibilités de lectures selon les états du corps
ainsi que ses torsions, ses positions, ses danses : la chair de la cuisse
ainsi remplie est la partition d’une nouvelle poésie à performer.
Ainsi,
la peau ne serait plus qu’une interface entre le dedans et le dehors mais entre
l’humain et l’univers dont il n’est qu’une particule, un corps qui doit faire exploser son sens en réinterrogeant tout ce qui le
constitue, depuis sa première larme au sortir du ventre maternel (alors couvert
des sécrétions du premier monde) jusqu’à son dernier souffle sur le lit de mort
(lui-même recouvert de sueur et de larmes).
Ainsi
tatoué sauvagement, le texte ne sera pas figé et existera en plusieurs états :
texte ensanglanté, texte à vif, texte qui pèle, texte en pleine cicatrisation,
texte cicatrisé, texte en voie de disparition, texte qui disparaît, texte disparu,
texte avalé par le corps […] Le texte saigne, suinte ; il coule, sécrète, est
à vif, se fait recouvrir de pommade, ouvert sur de nouveaux sens à chaque
nouveau processus de transformation. On peut aussi voir l’évolution du texte et
son épiderme sous l’action du chaud ou du froid : qui le fait changer de
couleur, s’augmente d’une chair de poule, par exemple.
À
cela s’ajoutent toutes les informations (notamment génétiques) que renferme une
goutte de sang, et les minéraux qu’accueille une goutte de sueur. Pour générer
cette sueur, le corps se tord avant d’accueillir le texte-tattoo, dans une
sorte de danse-texte-tattoo.
Avec
ce poème-tattoo : se retourner contre la main qui écrit et le corps qui
crée, tout en demandant à une autre main experte armée d’un dermographe de
faire entrer le texte par effraction dans la chair dédiée à l’œuvre. Le texte
réécrit sur la cuisse, entre improvisation et dictée (direct de l’œuvre
trans-mise), mêle mots, interjections qui rappellent les onomatopées du théâtre
d’Aristophane, glyphes-sang ou glyphes-tattoos, dans un espace délimité et déjà
augmenté de signes avec lesquels l’ensemble doit interagir : la zone
interrogative-exclamative [?!], la
virgule de concaténation [ , ], le crochet expansif
[ [ ]. Près de la paire de ciseaux
agissant comme une porte d’entrée dans l’espace de la poésie se forme une zone
découpe-conglobata, avec un millier de signes enchevêtrés jusqu’à l’illisible
significatif. À cet ensemble liminaire s’ajoute l’ensemble sonore second (les
bruits de la salle, les déchets sonores recyclables, les sons des corps des
publics, les voix intrusives, les bruits de bouteilles de bières, les bruits de
goulots suçotés, les bruits gutturaux de bière avalée, etc.) qui peut être intégré
au poème dermographique d’une façon ou d’une autre. Alors, l’improvisation-tattoo donne naissance
à une poésie glossolalique qui investit la chair et des milliers de
retranscriptions sont possibles selon les situations de lectures et les
différents états du poème dermographique évolutif :
(Retranscription #1 le 18/04/2018 –
à partir d’une photographie sombre et rouge du poème dermographique prise deux
jours après la performance) :
[?! + .¥[4] + ------------------[5] + [aouch[6]] + . + 0[7] + βx[8] + Su1
+ (Goutte1 profonde) + [Ô] + (Zone Conglobata)^¨/XXX+++**** + , + & à [aïe]
+ µ + [ + TXT (renversé) + .
+ ET + öö + CZ]
Le poème va donc continuellement muter selon
plusieurs acceptions et dans plusieurs de ses dimensions : le texte-peau
va se modifier et, probablement, disparaître, en tout cas pour ses parties les moins
profondes, le poème sera continuellement réécrit, recomposé, en fonction des
lectures et ses retranscriptions.
Post(inter)face
Un
des risques de la performance était de se voir renverser de la bière sur le
poème-tattoo en train de se créer. J’aurais alors dû la lécher. Le texte aurait
pu devenir un poème-tattoo-léché à 8.6° ou à 4.2°[9].
Juste avant la prochaine performance, je
regarderai 100 weird photos sur
Internet pour avoir des images bizarres en tête à transmettre en plus de mes
phrases-corps tordues dans tous les sens.
Une
femme emmenant son bébé pour une promenade dans une poussette résistant au gaz
/ Kazuo Ohno travesti en La Argentina / Des canetons utilisés comme animaux de
thérapie pour les enfants / Le champignon atomique Little Boy / Marie Wigman
dansant Hexentanz / une Arménienne de
106 ans gardant sa maison avec une arme automatique / un soldat partageant sa
banane avec une chèvre / Une petite fille avec des jambes artificiels en 1890 /
Une mère cachant son visage après la mise en vente de ses 4 enfants / Les restes
fondus d'un incendie au musée de cire « Madame Tussauds » à Londres
en 1930 / L'alcool déversé dans les rues pendant la Prohibition à Detroit en
1929 / Une jeune femme ayant recouvert ses bras et jambes d’antisèches / Un
homme nu recouvert de paquets de jambon cru / Une dizaine d’hommes déguisés en
schtroumpfs complètement ratés / Deux hommes se baignant dans des cheeseburgers
/ Un homme faisant du scooter avec une chèvre / Des acteurs déguisés en vieux
baisant des poubelles dans le film Trash
Humpers d’Harmony Korine / Une femme aux sourcils en maquillage permanent
complétement raté formant deux ^ ^ […]
Ces
images et leurs possibles significations pourraient également être tatouées
d’une façon ou d’une autre dans la zone expérimentale, retranscrites en signes
ou, parfois, dans une mise en abyme du raté-signifiant (le maquillage permanent
^ ^ qui couvre certains mots, par exemple).
[1] [ ?! ,
[2] Réalisée au Troisième salon
des Voix Mortes, organisé par Luna Beretta et Christophe Siébert le 16 février
2018, avec l’artiste-tatoueuse Claire Sinturel en free hands – technique de tracé direct sur la peau, sans modèle ni calque,
au plus près du corps, de ses méandres et ses imperfections (c’est aussi une
notion centrale de l’histoire de l’art liée au surréalisme, réinterrogée par la
pratique du tatouage) – avec lecture dansée du poème-tattoo et musique de
l’alto solo Marie Takahashi, et avec des photographies réalisées par Frédéric
Sinturel.
[3] Qui, dans mon cas, et comme on
me le fait souvent remarquer, sont aussi blanche l’une que l’autre.
[4] Glyphe-Tattoo1.
[5] Fil rouge reliant, notamment,
les blessures ontologiques et créatrices entre elles.
[6] Les onomatopées-douleur
concernent plus le public compatissant que moi-même. Ce n’est pas pour faire le
malin mais je n’ai jamais ressenti de grandes douleurs lors de tatouages ou
autres blessures créatrices. Cependant, cela permet d’avoir la sensation du texte et de l’écouter
crier.
[7] Goutte de sueur sur le front
qui coule sur la page puis glisse sur le poème-tattoo en train de se faire.
[8] Glyphe-Tattoo2.
[9] Je préfère lécher de la 8.6
mélangée à ma sueur et mon sang plutôt que de la Kronenbourg, même si
évidemment cela n’a rien à voir avec le sujet. [Oui mais c’est quand même
important de la préciser](oui, voilà, pour la personne renversante : bien
choisir sa bière quoi).
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