#camfiction SECTEUR 2
Utilisateur(s) connecté(s) : Erik
Ce à quoi Erik devait s’attendre une fois la brèche ouverte : les sacrifices en direct, où se croisent sans entraves oracles et fidèles, dans un circuit cloisonné, presque en circuit fermé (bien que paradoxalement ouvert à tous). La première d’une série de shows où se mélangent à nouveau le sexe et la mort. Ce qui était au cœur du dispositif depuis son invention. L’image en direct ; l’imprévu ; l’attente ; la frustration ; le désir ; la jouissance ; et pourquoi pas la mort ? Et pourquoi pas ne pas penser à la place de la mort face aux sexes à portée de mains ? Suicide ou meurtre en direct, ou encore accident. Réel ou symbolique. Sacrilège ou simulacre. La technique avait métamorphosé corps et idées bien plus qu’Erik et ses amis virtuels ne l’auraient cru. Les âmes étaient prêtes depuis le départ. Ceci dit, il n’était pas question de détraquer l’engrenage. Pas plus vite que la musique, en accord avec le rythme, en plein dans le tempo des sonneries des annonces d’oboles sur l’autel. Rassasiée pour un soir, Alice ne manquera pas d’annoncer la prophétie. Elle ne réclame à ses fidèles que du temps, celui pour Erik de comprendre l’ampleur de son potentiel, là où se joue l’histoire en direct, sans rupture du contrat, sans filtre de la morale, des “attentes du public” ou d’un médiateur chargé de corrompre le sens du message. L’évènement avait ouvert la brèche, Alice ne faisait pas que se dévêtir devant des inconnus, ni se frotter des objets vibrants sur les zones érogènes, ni s’enfoncer les doigts dans tous les orifices, quand ce n’était pas la boule en laiton de sa tête de lit qui passait par là. Erik en voulait plus. La tentative de suicide loupée lui avait ouvert les yeux, sur la nature religieuse de la célébration, sur le précipice qui se tenait devant lui, lorsqu’il admit ce qu’il n’avait jamais voulu entendre au sujet de la Technique, sur une rumeur tenace en littérature, un mal que l’on n’arrive jamais à extraire du cœur des Hommes, le murmure d’un pacte que nous aurions tous conclu avec le Diable.
Pertubé par le flux continu d’images défilant sous ses yeux du matin jusqu’au soir, Erik vit pleinement l’époque (vivre pleinement, ce Graal moderne). Du plus loin qu’il se souvienne, il y a toujours eu un écran. Un écran le matin avant d’aller à l’école. Un écran dans la classe pour faciliter le travail du Professeur. Un écran le soir pour recevoir sa dose d’information, de l’entrée au dessert. Un écran pour la nuit où rayonnent les gestes imprécis d’une déesse à demi-visible, la tête coupée par défi, une résistance au reste du monde. Quand bien même sa tête érupte dans le cadre, nous n’en retenons qu’une imposante crinière brune arrimée sur un corps pris de convulsions, aux membres commandés par les vapeurs toute droite sortie de la grotte d’une pythie. Fait implacable de notre lente histoire d’extraction du monde sensible, Erik passe aujourd’hui plus de temps les yeux sur un écran que hors de l’écran. Le reste du temps, il cherche le sommeil en repassant les mains sur elle. Elle est en vie, vit en lui, lui donne une consistance, celle de l’irrémédiable béance de la chair. Il y aurait de quoi rester sur faim, quand les images nous prennent sous leur emprise, à demi-conscients, toujours une attention compulsive sur un fragment d’information à se planter dans l’œil - un téléphone ou une publicité. Que le lecteur ne se trompe pas de cible, l’addiction d’Erik aux écrans n’est pas un problème - si tant est que la véracité scientifique d’une telle dépendance soit prouvée - ses inattentions multiples et répétées n’étant qu’un symptôme de son incapacité idiosyncratique à traiter la masse d’information révélée. Là où des informations contradictoires se confrontent, s’évitent, se court-circuitent, dans un large éventail de domaines, de la mécanique quantique au choc des civilisations, du vrai au faux et dans toutes ses demi-mesures, jusqu’à ce qu’il soit impossible de suivre un événement sans prêter autre chose que la foi à la parole, bien incapables que nous sommes d’en vérifier le fondement par l’expérience. Ici, la raison n’a plus son mot à dire. Et les prêtresses entrent en jeu. Le jeu du direct, là où le mystère demeure.
Ce soir-là, il était très exactement vingt-deux heures quand Ellinor brancha sa webcam afin de montrer de quel bois l’on se chauffe dans la banlieue d’Helsinki. Ange ou démon ? C’était la question posée aux visiteurs de sa chaîne de show sexy, l’une des plus populaires du site, où cette Finlandaise de 25 ans s’exhibe plusieurs fois par semaine. A eux de décider de la réponse, s’il en ont encore la capacité, une fois leurs yeux posés les courbes plastiques du mannequin. (Voilà pour le décor) Si les visiteurs s’attendaient à tout, qu’elle grimpe au ciel ou qu’elle joue de son emprise pour faire durer le plaisir, c’est une surprise de taille qu’attendait ce soir-là un des spectateurs caché derrière un pseudonyme anodin. Après quelques secondes de flou où se dessinaient les contours d’une pièce vide, le buste d’une jeune femme apparut dans la vidéo diffusée en direct. En dépit du trouble de l’image, les habitués constatèrent rapidement qu’il ne s’agissait pas de la maîtresse des lieux. Si les esprits s’échauffaient sur la messagerie en direct qui accompagne les diffusions, ce sont des sueurs froides qui durent secouer la peau d’Erik en voyant son prénom apparaître à l’écran quand l’image retrouva de sa précision. Si le prénom était lisible de tous, écrit au marqueur sur le ventre de la jeune femme, il fallut qu’un Finlandais traduise la phrase entière pour que l’assistance saisisse le sens du message : « ERIK JE TE QUITTE ». Comme pour ôter toute forme de doute, Maaria, la petite copine, descendit la tête dans le cadre. Son visage masqua en partie son corps à demi-nu. Un ange à la peau laiteuse tout juste vêtu d’une culotte et d’un soutien-gorge venait d’envoyer son ex petit ami côtoyer les flammes de l’enfer. Erik ne pouvait plus croire à une hallucination lorsque elle prit possession du clavier pour s’adresser directement à lui, devant un nombre de visiteurs qui ne cessait de grimper. Sans réclamer son reste, le garçon se déconnecta. Maaria rendit son trône à Ellinor (qui n’était autre qu’une de ses anciennes camarades de lycée), non sans oublier d’attiser le feu en gratifiant les trois mille et quelque connectés d’un petit bisou soufflé.
Courte anecdote : enfant, Erik suivait des cours de catéchisme, comme tout enfant de la classe moyenne rurale. Les traditions familiales étant ce qu’elles sont, le jeune Erik n’eut d’autre choix que de se rendre une fois par semaine à l'Église où le curé de la paroisse présentait les coulisses de la messe - de la même manière que l’on aurait présenté l’envers du décor à des comédiens improvisés. Comme le prête ne semblait s’intéresser qu’à des détails d’ordre cosmétique (la couleur des écharpes, le choix des chants, l’inventaire de ses sachets d’hosties), se concentrant sur l’accessoire plus que sur l’indicible, oubliant d’évoquer au passage le caractère sacrificiel de l’Eucharistie, Erik posa une question embarrassante au religieux (que contient le Tabernacle ?), il ne reçut qu’un sophisme en guise de réponse (il est vide). C’est là le mystère. Comment le tout peut naître du néant ? Comment le vide peut tout contenir ? À l’image, la boîte est infiniment explicite. Cadrée, plate, sans échappatoire. En dehors, c’est l’inconnu, l’espace infini. Le direct s’arroge ce droit à la destruction. La prêtresse de la cam est la maîtresse du Temps et de l’Espace. Rien de ce qui existe au-dehors de son faisceau ne peut exister pour les spectateurs, et c’est là où j’aurais voulu en venir bien plus vite, aux spectateurs biens trop habitués aux distorsions de temps volontairement entretenues par les médias de masse, bien heureux de trouver un ancrage dans le cadre. Présent-futur, direct monté, temporalités superposées, tout est en direct, rien n’est vraiment vrai. Le présent est rendu à l’état d’échantillon, mixé dans un flux continu. L’homme, en ce qu’il se croit Homme, n’a pas vu, les yeux par trop occupés, que cet état de sample est avant tout le sien. En pièces. Un robot aux garanties mal imprimées sur la notice.
Culotte rose bonbon. Sourire bleu néon. Son prénom tracé au rouge à lèvres sur sa gorge. Et quelques lignes d’aphrodisiaques paniques. Son côté « j’attends le prince charmant dans ma chambre de jeune fille avec des posters de stars générationnelles ». Une journée à Disneyland, c’est deux heures dans les bouchons et trois de plus dans les files d’attente. Une nuit devant l’écran, c’est au minimum un orgasme visuel assuré. D’un point de vue purement statistique, la chanson Yesterday est diffusée à la radio assez souvent pour que l’on puisse l’entendre toute la journée, chaque jour de l’année, jusqu’à ce que l’anglais ne soit plus qu’une langue morte. Ce n’est qu’une statistique, répondit Erik, difficile de tomber sur la bonne radio au bon moment. D’un point de vue de l’expérience, il y a toujours une fille branchée sur sa webcam à tout moment de votre existence - Erik ne pouvait le nier - si l’une d’elle vient à se déconnecter dans la banlieue de Barcelone, une autre allume son ordinateur entre Berlin et Copenhague. L’exclusivité est un dilemme : s’il est facile d’écouter la même chanson au moment avec d’autres personnes à l’autre bout du globe, ou de regarder la même fille dans la même chambre, un véritable esthète cherchera l’exclusivité face à l’impasse de l’écran. La non-exclusivité est l’impasse des prétendants : même une session privative sera bien enregistrée dans quelque recoin d’un disque dur ou d’un serveur informatique pour une rediffusion ultérieure, c’est là où la chair et la parole se manifestent par leur absence, le dilemme, quand l’imagination entre en compte, l’histoire change, tout comme il serait difficile de lire le même livre qu’une autre personne, les mêmes mots au même moment, en synchronisation parfaite, sans lire la même histoire. C’est pourquoi Erik coupa le son. Les conditions d’observation étaient celles d’un scaphandrier bloqué dans la soute d’une sonde d’exploration du système solaire. Il n’en fallait pas moins pour supporter un coup de foudre sur Venus, porter le fer contre les orages aux quatre coins de l’univers, réveiller le démon de Maxwell dans les instruments de contrôle, jouer contre son propre camp avec les couleurs de l’arbitre. Noir. Blanc. Noir et blanc. La violence de l’instant.
INTÉRIEUR JOUR : La lumière clinique des centres commerciaux dont le but est de rehausser la réalité. Ce qui marche à merveille sur la surface des objets manufacturés en supprimant toute zone d’ombre marche aussi bien sur les êtres humains. Voir son reflet dans le miroir d’une armoire ou d’un élément de salle de bains s’apparente à un examen chez un spécialiste d’une médecine expérimentale. Toutes vos stratégies de camouflage et de déni s’effondrent. La corruption de la chair apparaît sous sa forme la plus crue. La peau grésille rose-verte-grise cadavre, les cernes gonflent, chaque bouton est un impact de la Mort en devenir, le début de votre calvitie prend des proportions inattendues. La vision d’un cutter au rayon quincaillerie est l’occasion d’hésiter entre se scalper le crâne et se trancher la carotide en esquissant des petits pas de danse. La radio diffuse le dernier tube des Daft Punk entre deux appels à la promo - le saviez-vous ? L’album dure exactement le temps de la durée moyenne d’une visite dans un magasin de bricolage un samedi après-midi en Europe du Nord. Le son est juste assez fort pour écraser le murmure de la foule, masquant les blancs pétrifiants entre les pas. Il ne faudrait pas qu’un ange ait l’occasion de passer entre deux sorties de secours. L’enfer venait d’envoyer un avant-goût de son service d’accueil par la bouche d’une hôtesse de rayon : « Bonjour ! En quoi puis-je vous aider ? ». Erik quitta cette lumière sans percevoir ce que disait la petite voix dans sa tête : « Une force qui révèle l’évidence à ce point possède un pouvoir plus diabolique que divin ». Le purgatoire est un supermarché. La bidoche humaine, sa marchandise sur les étals. Au sortir du magasin, Erik se prosterna sur le bitume. Les autres clients ne voyaient qu’un homme à la recherche d’une clé de voiture ou d’un jeton de caddie. Ce fut une salutation au soleil. Le témoignage de son adoration au pouvoir total de destruction de la Nature.
De retour au SECTEUR 1, Erik comprit que l’image et le son ne peuvent palier l’absence d’odeur, celle de la décomposition : d’un stère de bois abandonné sur un trottoir rappelant à ces sens la vie, l’infinie transmutation des atomes et des recombinaisons des formes, au cœur de la ville embaumée, parfumée de pollution. Une autre odeur, celle de la mort : les entrailles faisandées d’un animal écrasé. Retour à une réalité à laquelle il cherchait à échapper pour atteindre l’éternité. Sacrifiant son humanité (se délivrant de son enveloppe charnelle tel le Christ sur la croix), Erik devint à son tour cam model, d’un nouveau genre, d’un nouveau modèle de série, se contentant d’apparaître à l’écran, jusqu’à traverser l’image un jour prochain et devenir un échantillon de lui-même / Erik, Erika ou un(e) autre. Comment devient-on une icône ? Quelle est la part de simulacre et de chimère dans cet entre-deux mondes perdus entres les câbles sous-marins et les satellites géostationnaires ? Dans l’expectative, à l’instant zéro de sa nouvelle vie, l’utilisateur se contentera de prendre ses marques, de jouer l’assurance, torse nu sur son canapé, une clope à la main, visiblement androgyne, continuellement absent, trouvant le réconfort dans l’observation de son reflet sur son propre écran d’ordinateur, ne répondant à aucune des sollicitations du public, comme un Dieu-objet qui éprouverait une peur panique à la vue de ses sujets.
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