Mister Kane, apercevez-vous encore l’horizon ? Les derniers flambeaux de votre existence, une poignée d’atomes dissolus dans le sel de vos larmes.
J’entame quelques pas de danse sur la dune pour me changer les idées - gestes abstraits simulant l’invocation d’une divinité contrariée - décharger les batteries, me vider de toute mémoire défectueuse, que déjà un tourbillon m’emporte. Des vagues de glue m’atteignent et se retirent. Elles se jouent de moi. Elles ne veulent pas me voir quitter le dernier carré. Le sonar est une usine, une usine à désastres. Le sonar accélère, reprend ses droits - comme je ne veux pas mourir - amplifie le mouvement. Encore une fois le timbre glacial de la machine s’emmêle à la vibration de la ligne d’horizon. Pour me lancer ses dernières balises.
Mister Kane, regrettez-vous votre vie ? L’horizon vibre de mille formes cylindriques et elliptiques, soyez indulgent car vous ne regretterez pas votre mort.
Sans attendre : le son de la batterie démarra. Je me lève, bientôt je suis seul au sein d’une marée rampante. C’est un débarquement. Des bacs suintants de carcasses informes se déversent sur la plage. Marée basse et pourtant la plage grouille, fourmille d’énergie, liquide, de ces spectres à la peau translucide. Ce ne sont plus mille artifices, ce n’est qu’un flux de chair visqueuse, blanchâtre, concentré de plasma s’écoulant sur le sable dans chaque anfractuosités offerte par le sol. J’observe le ciel toujours aussi incertain. La plage n’est que fluide, l’horizon, une vibration intempestive, flou artistique.
Entendez-vous notre balise ? Elle lance un appel à la sédition, c’est sur la plage de votre naissance, que nous commémorerons vos souffrances.
Les brumes de mon esprit s’éclaircissent et laissent entrevoir une courbure entraînant l’horizon dans une distorsion sinusoïdale. Régulière et lointaine. Stabilisée, m’aurait annoncée la voix derrière la lumière. Bien sur, j’entends ce signal aigu, écho glacial, résonner du haut des falaises, il s’attarde sur la plage, traverse le pont et ouvre les hostilités, ou le début d’un nouveau chemin de croix. Je dors sur la plage, mon chapeau sur la figure, ivre et groggy d’un long voyage. Sous le soleil. Les pieds dans les vagues ; las, je sommeille, je rêvasse, anticipe les arabesques du goéland. Son message tombe : débarquement à minuit. Je suis sur le point, vraiment très proche, de déclarer forfait.
Connaissiez-vous cette sensation ? Des litres de sable grossier, de cendres fumantes, vous empêchant de reculer.
Le Général prépare le baroud d’honneur. J’avertis mes compagnons de route que l’ennemi nous encercle. Chaque initiative n’est qu’un pas de plus vers le suicide. Le Général au grand chapeau surfe dans le courant, s’éloigne du camp retranché petit à petit, tour après tour, ça tourbillonne et ça bastonne, encore assez proche de moi, les rides du général reprennent le pouvoir sur son visage tuméfié, et le vent porte sa voix : « Il ne fait pas bon être une machine à écrire au matin du D Day », déclare-t-il. Il rigolera un grand coup avant qu’un spectre ne le gobe. Malgré la distance, je peux encore apercevoir ses yeux injectés de sang au travers d’une vague. Il rigole toujours un petit peu. En d’autres circonstances, j’aurais plongé. Je suis seul, maintenant, et pour toujours, à la poursuite d’une partie de moi échappée d’un cube ouvrant sur toutes les dimensions de l’espace et du temps. Le goéland surveille le théâtre depuis les airs, me fait ses adieux, en vol stationnaire entre deux arches. C’est la machine qui parle à travers lui sans réponse à l’ultime question : quelle heure est-il avant la fin du temps ?
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