La Centrale - Chapitre 1 - Matricule #2351
La gardienne active ma puce sous cutanée d’un coup de scan. C’est la première et dernière attention qu’elle me portera. Ma mère, elle, jette un dernier regard sur ma main qui change de couleur. Cette lumière est idéale pour saisir les moindres détails de son visage. Une planète volcanique déserte et offerte à des chirurgiens autistes pour un cours d’expression plastique à coups de bistouri.
Sans attendre, une subalterne me prend en charge pour la visite guidée.
Je quitte le Bureau d’Enregistrement des Volontaires au Programme de Recolonisation avec la surprise de traverser un lieu bien plus calme que les rumeurs ne le laissaient entendre. Les gens se font des idées et pensent que les Centrales ont des allures d'hôpitaux psychiatriques de films d’horreur. Tout à l’air propre, une odeur de javel à la menthe vous prend la gorge indistinctement de l’endroit où vous vous situez, la couleur verte uniforme des murs ne permet pas de s’y retrouver entre les niveaux et les ailes que la subalterne me fait traverser au pas de charge. Le claquement de ses hauts talons résonne dans tous les boyaux du niveau souterrain parcouru de jeux de lumière inquiétants. Des cellules vides sans dessus dessous - un mouvement de tête mécanique pour chaque cases qui auraient une histoire à raconter si nous n’étions pas seuls dans l’embranchement de tunnels débarrassés de toute forme de signalétique.
Le regard vide de la gardienne est encore plus terrorisant que l’absence de vie en ce lieu.
Impossible de descendre plus bas. Nous devons nous trouver au niveau inférieur. Chaque cellule possède son détenu, lui même posté devant un un écran de télévision branché sur le circuit de contrôle. Il m’arrive d’apercevoir l’ombre de mon image traversant l’allée comme à contre courant.
Aucun d’entre eux ne semble respirer.
En ralentissant à l’approche d’un énième carrefour, les prisonniers aux costumes oranges révèlent leur vraie nature. Des mannequins, de tous types, occupent les cellules, toutes les cellules, de toute la diversité humaine, certains neufs, musclés, obèses, d’autres à l’histoire trouble, martyrisés, amputés.
Ils se tiennent droit, gardiens d’une certaine idée de la dignité.
A voir l’autorité dont fait preuve ma gardienne dans ces gestes et sa démarche exemplaires, je me dis que cela doit figurer le comportement que l’on attend de nous.
La Centrale est une zone grise entre prison et hôpital, entre la zone verte et la zone tout court. Une lumière naturelle surgit du plafond pour éclairer un assortiment de fleurs en plastique, ma gardienne me confie que ce sont des reproductions de plantes sauvages apparues récemment dans le coin, et que personne ici n’a le temps de penser au suicide, tout en évoquant à demi-mot viols, agressions, meurtres et autres spectacles perpétrés par son équipe de surveillance.
— Les voilà, dans la réserve, me dit-elle, avant de disparaître dans une ombre.
Elles m’ignorent.
Le néon grésille, apporte une touche de mystère synthétique à leurs petits jeux cliniques quand ses étincelles daignent se poser sur leur peau ; papotages, rires, regards pernicieux, esquisses de pas de danse dans les travers d’un réfectoire aménagé en salle de spectacle. Le claquement de la porte propage la déclaration d’une intolérable indolence.
Des volontaires prennent place derrière moi. J’imagine qu’ils vont passer une comédie ou un film d’action sur l’écran blanc, comme dans les avions, ou au pire un quelconque programme éducatif. L’un d’eux pose la main sur mon épaule et me souhaite la bienvenue.
— On pourrait croire que les gens s’amusent ici, mais tu vois ce n’est pas forcement le genre de la maison. Ils font ce qu’ils veulent… personne ne t’apprendra les règles à respecter ici… c’est parce qu’il n’y en a aucune. Sauf sortir d’ici, tu vois c’est p’t’être encore la seule règle inflexible en ce lieu. Tu peux tuer une infirmière, éventrer un surveillant. Mais attention. Ils se vengeront. Ils ont tous les droits. C’est le jeu qui veut ça. Le jeu ! Mon ami !
Il continue à parler de la zone, que tous veulent rejoindre, par tous les moyens. La lumière baisse d’intensité. Je n’ose ouvrir la bouche. Ne pas attirer l’attention me semble la mesure de survie la plus élémentaire. Sa main a perdu toute trace de sa crispation initiale
— Je te laisse, j’ai d’autres projets pour ce soir. C’est une rediffusion...
Sa combinaison orange continue à scintiller dans la pénombre. Sans générique ni bande annonce la lumière percute l’écran : le visage glacé d’un homme au maquillage trop appuyé se prêtant au jeu de la balance des blancs.
Sans un mot, il entame une course dans les couloirs. Le tour du propriétaire d’un labyrinthe. Nous le suivons à travers salles blanches, ascenseurs, bureaux, tunnels, trappes, escaliers, salles d’attente, parfois il se retourne et nous lance le sourire carnassier d’un rat de laboratoire heureux de nous montrer sa connaissance totale du piège dans lequel il est cloisonné.
Un gros plan laisse entrevoir les cicatrices d’une brûlure sur la totalité de sa face.
Il ne portait pas de masque.
— ...il faut bien tenter sa chance un jour. Voici les chambres, voici la cantine, voici le système de sécurité ultra perfectionné, voici la blanchisserie, voici le laboratoire, voici la cuisine, voici la chambre froide, voici…
L’équipe de tournage le suit dans l’un des miradors. Plan d’ensemble : L’homme sans visage se saisit d’un fusil à lunette tendu par l’une des surveillantes. Le poids de l’engin met en mouvement les arabesques chiffrées composant le tatouage qu’il cachait sous son brassard noir - la marque impérissable des anciens de chez Darkmatter.
— Pour la sécurité de tous nous allons vous dévoiler l’extérieur.
L’entrée ? La sortie ? Un no man’s land.
— Et nous allons, pour l’exemple, vous montrer ce qu’il peut arriver à chacun d’entre vous si nous décidons par simple plaisir de vous autoriser à rejoindre la zone.
Il empoigne le fusil, installe un silencieux au bout du canon. Il a tout son temps, le geste précis, hypnotique, fusionnel, limite hypostatique. La caméra opère un brusque demi-tour + zoom approximatif vers le sol. Un vieil homme en uniforme réglementaire passe la tête par une porte, guette les environs sans repérer l’agitation dans le mirador et s’enfuit en courant. Courre mon ami !
Première pression : la jambe explose sans que le présentateur ne sourcille.
Seconde pression : la jambe réduite à un filet de peau et de cartilages. Le prisonnier ne semble pas voir l’origine des tirs alors continue à ramper. Au présentateur de reprendre la parole pour couper le concert de grincements de dent.
— Alors maintenant, chers volontaires, que fait-on ?
Il replace son brassard, ne nous lâche pas des yeux, l’occasion pour l’une des infirmières de sortir de la réserve. Elle se rhabille elle aussi, ajuste les plis de sa jupe, un fouet dans la main, ça claque, électrise la salle, frôle l’un des spectateurs. Retour caméra sur le morceau d’homme rampant.
— Alors que fait-on ?
Le spectateur ne peut pas répondre. Les yeux dans l’écran.
— ALORS ! QUE FAIT-ON ? Hurle-t-elle une seconde fois pour lui fouetter le visage jusqu'à ce qu’il tombe sur le béton.
Nous nous ne le voyons plus mais le bruit du chien de garde ne laisse aucun doute sur l’état de la face de ce mutant. Voici l’équipe de tournage descendue du mirador.
— Je suis extrêmement déçu par notre public d’aujourd’hui, très déçu, voyez-vous. Alors je choisis pour vous. La caméra suit le mouvement du canon. Une gerbe géante de feu, de sang, d’os embrase le mur du réfectoire.
— La mort ! Messieurs dames, la Mort !
L’infirmière réapparaît à l’écran. Elle traîne un homme au visage lacéré suintant divers fluides corporels. Non loin de là, un demi-corps expire en dégoisant des insanités. Le cadreur réussi à se faire remarquer pour le final : couple au premier plan / prisonnier agité de spasmes avec le fouet profondément enfoui dans la gorge à l’arrière / pitbull au morceau de jambe poussiéreux dans la gueule - pour compléter le tableau. L’infirmière s’agenouille pour entrouvrir le pantalon du présentateur, ce qui contraint le cadreur à serrer son plan sur le visage parsemé de tics de notre vedette.
— Mes chers amis ! Notre programme de présentation touche à sa fin. Voici le message qu’il faudra retenir pour aujourd’hui. Notre personnel ne reculera devant aucun sacrifice pour satisfaire votre sécurité.
Un coup de feu retentit. Dernier râle de douleur avant de rendre l’antenne.
— C’était Yuri Kane, en direct de la Centrale Autogérée de la Zone Est.
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