1
Ils dormaient dans l’ancienne chambre d’Ombric, au dernier étage du squat, parmi les bouteilles vides et les bougies consumées. Certaines brûlaient encore et leur odeur s’ajoutait au reste, sueur, alcool, viande sale. Des flaques plus fraîches avaient remplacé la vieille tâche de vomi, sèche depuis le temps. La pluie avait gorgé le carton et inondé son contenu, tout avait moisi ; les cassettes étaient foutues. Un papillon de nuit voletait autour d’une des flammes. L’ombre des ailes passait sur les murs comme des vagues. Il approcha trop, grésilla, mourrut.
Il y eut un ronflement. Ombric se réveilla. Il regarda autour de lui. La lumière vacillante et jaune donnait un aspect rassurant aux choses. Il attrapa une Jenlain et la retourna pour en boire le fond éventé. Un mégot détrempé se colla à ses lèvres. Il le cracha, reposa la bouteille, s’essuya la bouche. Il s’aida d’un mur pour se relever. Un frisson l’ébranla. Il s’ébroua, palit, s’immobilisa, se pencha, ne vomit pas, reprit des couleurs, se redressa. Il fit venir de la salive à son palais, l’avala. Il se gratta avec vigueur à travers ses vêtements. Il empoigna sa caméra. Il visa l’oreille encroûtée de sang de Lepoult, recula pour cadrer le visage, ne filma pas. L’appareil contenait une cassette neuve.
Il sortit du sac de Momo un rouleau de ruban adhésif noir et une lampe-torche. Il la fixa à la caméra. Il quitta la chambre. Il explora, éclaira, filma. De vieilles gouttes de sang pareilles à des tâches de rouille sur le ciment, une Bat-moto pilotée par un Batman sans tête ni main, une robe de mariée moisie, des éclats de CD, des merde de rats, une merde humaine, une récente flaque de pisse, des bouteilles vides opaques de poussière alignées sur une commode sans tiroir, une toile d’araignée figée dans sa poussière et l’araignée sèche comme une crotte de souris. L’éclairage frontal de la lampe-torche applatissait et aliénait les choses.
Il descendit. A travers la porte d’entrée entrebaillée la lumière de l’aube pénétrait dans une partie du couloir et éclairait le cadenas posé au sol. Des traces de patte de chat dessinaient une piste dans la poussière. Ombric filma les traces jusqu’à un rat mort, il filma le rat mort. Quelque chose avait emporté sa tête. Deux fils électriques émergeaient de la plaie, un rouge et un vert. Du ventre ouvert du rat, parmi les organes, quelque chose comme un circuit imprimé, de la taille d’un ongle.
***
Une mouche parcourait son arcade sourcillière gauche en donnant des coups de trompes sur la peau en sueur.
– Je ne suis pas pété, dit-il.
Les autres étaient partis.
Les frissons qui agitaient son corps et l’opacité de son regard lui faisaient paraître l’air malade ou dingue ou bourré. Allongé, la caméra posée par terre à côté de lui, il frissonnait et pleurait. Il venait de visionner une dizaine de fois les images du rat. Il avait quitté le squat, vomi sur un rond-point, poursuivi avec son couteau dans une rue déserte un chien qui lui avait échappé. Il était revenu au squat. Le rat n’était plus là, les autres étaient partis. Il visionna les images du rat encore et encore.
Ses yeux étaient rougis ; son haleine fétide.
- Je ne suis pas pété, je ne suis pas pété, répéta-t-il.
Il laissa la caméra, prit une barre de fer. En trois heures il tua vingt-sept rats. Leurs cadavres remplirent un sac Lidl. Il entra dans une chambre du premier étage et vida le sac par terre. Il leur ouvrit le ventre avec son couteau. Ils contenaient du sang, des organes, de la merde. Un d’entr’eux était un robot, ses yeux de minuscules caméras, son squelette du métal noir. Avec un gravat il l’écrabouilla en criant.
A midi les policier alertés par un riverain le découvrirent pleurant parmi la viande et le reste, une main crispée sur le gravat et l’autre sur son couteau, l’un et l’autre couverts de sang. Ils l’interpelèrent sans réponse. Ils le frappèrent pour le désarmer et puis au ventre, à l’entrejambe, au visage avec leurs poings et leurs bottes. L’un d’eux lui demanda s’il n’en avait pas marre de les déranger pour rien. Ils l’injurièrent. Il l’embarquèrent et dans le désordre l’un d’eux cassa la caméra.
Ombric alla trois mois en prison. Il parla des animaux-robot à ses codétenus. Certains avaient vu la même chose. Des animaux-robots. Des chiens, des pigeons, des chats. Des guèpes mécaniques au dard enduit de poison et pilotées à distance pour tuer les Arabes et les Noirs. José le Gitan disait qu’il y avait des insectes de partout, qu’il y en avait de plus en plus, qu’il fallait les surveiller, qu’il fallait les compter.
2
Adolphe Owzarek avait quarante ans, chauve, mal bâti, une odeur de cuir rance. Il portait un pantalon militaire et un pull camionneur trop grand. Accoudé au comptoir il expliquait sa maladie à Ahmed. Il venait d’avaler ses médicaments ; six pilules de couleurs différentes et trois gros cachets blancs accompagnés d’un Ricard servi tassé dans un grand verre.
– Et les cachetons c’est pour les effets secondaires des pilules. Quelle merde. Ca fait pas très longtemps que je les prends.
– Les effets secondaires, c’est quoi ?
– Je gerbais et j’enflais. J’avais des pertes de conscience aussi. Des fois. Ils m’avaient dit que mon comportement pouvait changer. Que je pouvais devenir aggressif.
– Sans déconner.
– Il y a six mois j’ai démonté un mec. Aucun souvenir. Au tribunal ils ont dit que j’étais pas responsable. J’ai rien pris.
– Carrément.
Zecke parut en haut de l’escalier. Il se dirigea vers les deux hommes. Il hocha la tête en direction d’Ahmed et tendit la main à Owzarek. Ils se présentèrent.
– Ca vous dérange si on sort ? demanda l’ancien policier. Il me faut des clopes.
Des camions garés n’importe comment occupaient la rue et des types costauds en tee-shirt blanc déchargeaient des cageots de légumes, des cartons de viande, des cartons de conserves, des palettes de surgelés à destination des restaurants du quartier. Les passants se faufilaient à travers le merdier ; les automobilistes klaxonnaient et gueulaient, ça ne servait à rien. Toutes les odeurs de nourriture ensemble, plus l’essence des camions qui tournaient au ralenti, ça prenait à la gorge. Des mouches à viande bourdonnaient de partout d’une manière hystérique sans que les livreurs ne fassent d’effort pour les chasser.
– Bon, vous me voulez quoi, vous m’avez trouvé comment ?
Ils entrèrent dans un bar-tabac. Ils firent la queue.
– Je cherche quelqu’un. Pour faire une enquête. J’ai vu vos collègues qui m’ont envoyé chier.
– Ah bon, ils vous ont envoyé chier. Et pourquoi ils vous ont envoyé chier ?
– Ils m’ont pas pris au sérieux.
– Un paquet de Gauloises brunes sans filtre.
– Ils disent que je suis dingue.
– Merci.
Il empocha ses cigarettes et sa monnaie.
Dehors, il y eut un hamburger écrasé par une chaussure et envahi de fourmis.
– Et puis, ajouta Owsarek.
– Et puis quoi ?
– J’ai pas tellement les moyens. De payer. Je vis dans une caravane. Vous voyez.
– Et vous avez vu où je vis, moi ? Vous croyez que c’est le Hilton ? Vous imaginez quoi, que je suis plein de loisirs, que je vais enquêter pour des clous, pour la beauté du putain de mystère ?
– Non, non.
– Et sur quoi vous voulez que j’enquête, d’abord ? C’est quoi votre foutue histoire, bordel ?
Owzarek pleura. Des passants se retournèrent.
– Bon, il vous arrive quoi maintenant ? Vous leur avez fait ça à mes collègues aussi, ou quoi ?
– Désolé. Excusez-moi. C’est les médocs, je suis navré. Je ne contrôle pas bien mes réactions émotionnelles. Excusez-moi.
Il s’essuya le visage avec sa manche.
– Je suis désolé.
Il renifla et reprit :
– Faudrait que je boive un coup. Venez. Je vous paie un coup.
Ils entrèrent dans le premier bistrot et s’installèrent au comptoir. Owzarek commanda un whisky et Zecke un verre de rouge. Ils burent vite, en silence, reprirent la même chose. Ils laissèrent reposer. Owzarek serra les mâchoires. Ses joues avaient rougi et ses yeux séchés. Autour d’eux il y avait des vieux mahgrébins qui discutaient en arabe et une pute âgée de plus de cinquante ans qui buvait un chocolat chaud en regardant en direction du poste de télé. Il y avait l’image mais pas le son. C’était un match de basket.
– Ca c’est passé il y a quinze jours. J’étais dans ma caravane. J’ai picolé et je suis sorti faire un tour en caisse avec un pack de vingt-quatre. Il faisait bon. J’aime bien faire ça, vous voyez. J’ai fini à deux cent bornes. A la plage. Je suis descendu de la voiture. J’ai été sur le sable. J’ai enfilé les binouzes qui me restaient. Tranquille. Je me suis endormi. Je sais pas combien de temps après je me suis réveillé mais il faisait encore nuit.
– Vous aviez pas de montre ?
– Si. Mais j’ai pas pensé à regarder.
Ils burent. Zecke sécha son verre, en réclama un autre.
– C’est le bruit du camion qui m’a réveillé. Et c’est là que je les ai vus. Putain. Partout.
Owzarek termina son whisky. Zecke but son verre cul-sec et le leva pour en réclamer un autre.
– Quoi, vous avez vu quoi ?
Son haleine sentait fort le pinard.
– Les cadavres. Les putains de cadavres. Partout, de partout. Sur la plage, tout autour de moi. Une bonne centaine y’en avait. Peut-être plus.
Il regardait le fond vide de son verre. Ses yeux s’humidifièrent.
– De partout y’en avait. Des cadavres. De partout. Et je voyais pas tout. Je venais de me réveiller, il faisait nuit. J’étais encore bourré. Enfin, un peu.
Il lança un regard de biais à Zecke.
– Hmm.
– Y’en avait partout, partout.
– Et à part ça ? Vous avez parlé d’un camion.
– Un ? Non, non, non. Pas un camion, non, trois. Trois camions, ils étaient. Trois camions-bennes. Et une tractopelle. C’était ça qui m’avait réveillé. Les camions, enfin le bruit des camions. Il y avait des mecs qui ramassaient les cadavres. Plusieurs équipes de deux. Un qui attrapait les pieds et un autre les épaules. Ils les mettaient en tas. La tractopelle ramassait les tas et foutait ça dans les bennes. Putain on se serait cru je sais pas où. Vous avez déjà vu ces trucs sur Auschwitz ? C’était pareil, putain. Quelquefois ils balançaient dans le tas un corps trop pourri. Il partait en morceaux en atterrissant sur les autres corps.
Un frisson le secoua. Son regard s’abîma.
– Et vous ? Vous foutiez quoi dans tout ça ?
– Moi ? Rien, moi. Je faisais rien. Je faisais le mort. Et l’odeur, putain, l’odeur.
Il s’interrompit le temps de redemander un whisky. Il reprit :
– Les phares de la tractopelle, ils éclairaient un peu partout. Les cadavres étaient tout bouffés par la mer. Enfin, le sel et les poissons, quoi, vous voyez. C’était horrible.
Il se tut. Il avala une gorgée de whisky. Son visage s’affaissa. Zecke termina son verre, en réclama un autre. Owzarek reprit :
– Les mecs qui ramassaient les corps. Ils étaient habillés comme des éboueurs. Au bout d’un moment je me suis planqué. J’ai fini par pouvoir réagir. J’étais tétanisé, vous voyez, et puis j’ai fini par pouvoir réagir. J’ai été me planquer pour pas qu’ils me chopent. Je voulais pas qu’ils me chopent. Je sais pas qui étaient ces mecs. Je me disais juste que pour eux un gêneur c’était sûrement rien d’autre qu’un cadavre de plus à foutre dans la benne. Alors je me suis planqué. Ils ne m’ont pas vu. Ils ont ramassé les cadavres jusqu’au dernier. A un moment y’a eu des mouettes qui sont venues les emmerder. Ils leur foutaient des coups de pieds, elles revenaient. Elle s’intéressaient aux cadavres, quoi. Elle leur foutaient des coups de becs, elles récupéraient des morceaux.
Il palit, déglutit plusieurs fois.
– C’était dégueulasse, putain.
– Ca va, vous allez bien ? Vous allez pas gerber, hein ?
– Non, non. Ca va.
Il but une gorgée de whisky.
– Ca va.
– Bon, ensuite, il s’est passé quoi ? Vous avez fait quoi, vous avez foutu le camp ?
– Non. J’étais planqué derrière une petite dune. De là où j’étais je pouvais voir la route et la plage. Je voyais pas ma voiture. Par contre y’avait deux grosses bagnoles. Genre Merco ou Volvo, vous voyez. Garées sur le bord de la route avec deux types debouts à côté. En costards, en train de discuter. Je me souvenais plus d’où j’avais foutu ma caisse. Je pouvais pas sortir de ma planque et juste la chercher. Ils m’auraient forcément vu les deux autres. Alors j’ai attendu qu’ils foutent le camp, tous. Ce qui s’est passé c’est qu’au bout d’un moment les camions et la tractopelle ont foutu le camp, oui. Mais pas les mecs avec leurs grosses bagnoles. Alors j’ai encore attendu. Sur la plage avec la lune je voyais toutes les traces de pneus, le sang, les morceaux de corps, toutes les traces, quoi. Il y avait encore des mouettes qui se fritaient pour bouffer les restes. C’était un tel merdier, les mecs ne seraient pas venus virer les cadavres, c’était pareil, quoi. Après un des deux mecs, un des deux mecs en costard, a pris un portable et a parlé dans une langue que je connais pas. Il parlait fort, genre énervé, vous voyez. Ensuite les deux mecs sont descendus sur la plage et moi j’ai réussi à me tirer. Ma caisse était garée un peu plus loin, à l’écart de la route. Ils l’avaient peut-être pas vue mais j’ai pas osé partir, je voulais pas qu’ils entendent le moteur. J’avais la trouille, vous voyez. Alors j’ai attendu et j’ai fini par m’endormir. Quand je me suis réveillé il faisait jour. Je suis allé voir sur la plage. Y’avait plus rien, aucune trace, que dalle. Alors je me suis tiré. Et voilà.
Zecke termina son verre, en réclama un autre. Un minuscule moucheron se posa sur poignet ; il le tua d’une claque.
– Quoi, et voilà ?
– Bin, c’est tout.
– Mais quoi ? Vous me voulez quoi à moi ?
– Je veux savoir ce qui s’est passé.
– Mais quoi, ce qui s’est passé ? C’est cette salade que vous êtes allé servir aux autres ? Vous m’étonnez, qu’ils vous ont traité de taré !
– J’arrive plus à dormir. Je fais des cauchemars toutes les nuits. Elle vous fait pas flipper cette histoire ?
– Je sais même pas si c’est vrai. Je vais vous dire, un type bourré qui invente une histoire de dingue, c’est pas la première fois que ça arrive.
– Mais j’en fais des cauchemars, je vous dit !
Les larmes lui montèrent aux yeux.
– Putain, vous allez pas recommencer. Merde.
– Deux jours plus tard j’y suis retourné sur cette plage de merde !
Il gueula ça d’un souffle et termina sa phrase en sanglot.
– Arrêtez, merde, tout le monde nous regarde.
– Une preuve ! J’ai trouvé une putain de preuve ! Vous voulez la voir ?! Elle est dans ma caisse !
Les sanglots hachaient ses mots. On ne comprenait plus très bien ce qu’il disait.
– Putain, reprenez-vous, merde. Venez, on sort. Magnez-vous de payer, on sort.
Zecke sécha son verre. Owzarek demanda l’addition en pleurnichant. Il tendit sa carte bleue, composa le code. Il recommença de crier et sangloter. Zecke le prit par le bras et le manoeuvra jusqu’à l’extérieur.
– Putain mais calmez-vous, bordel. Je comprends pas un mot de ce que vous racontez.
– C’est André qui m’a parlé de vous. Le mec de la rue Portal.
– Ouais. C’est quoi votre foutue preuve ? Et à André aussi vous avez raconté tout votre délire ?
– Oui. Elle est dans ma voiture, la preuve.
– C’est André qui vous a parlé de moi, alors ? Il vous a dit quoi au juste ?
– Pas grand-chose. Que vous m’écouteriez, vous voyez.
– Ouais, je vois. Je vois.
Owzarek se calma. Les deux hommes retournèrent à l’hôtel des voyageurs. La rue était vide, la voiture d’Owzarek garée contre le trottoir d’en face. Owzarek ouvrit la portière et tira de la boite à gant un chiffon emballant un objet de la taille d’un briquet. Zecke le prit. Il découvrit un doigt bleuâtre et décomposé auquel manquait l’ongle, des bouts de chair et des fragments de peau. Du sable s’inscrustait dans les plaies. Zecke remballa l’objet. Il le rendit à Owzarek. Deux mouches passèrent.
3
Amy s’avéra incapable de décliner son identité. Elle semblait souffrir d’amnésie. Ses souvenirs reprenaient au moment de son réveil sur la plage.
Elle affirmait avoir subi un viol mais ne produisait ni récit convaincant ni preuve. Après un bref passage aux urgences qui permit de constater qu’elle ne présentait aucun dommage sévère mais seulement un grand état de faiblesse et la présence curieuse, sous la peau de l’avan-bras droit, de plusieurs jeunes tiques. Le juge décida de son admission à l’unité psychiatrique du syndicat interhospitalier du bessin à Bayeux. Une rapide enquête établit son identité, sa qualité de citoyenne américaine, ses antécédents et ses activités au cours des heures précédant la découverte des deux cadavres. On ne retrouva pas la voiture de location ni aucune des affaires d’Amy. En accord avec l’ambassade et pour les besoins de l’enquête son internement fut maintenu. Pour des raisons de place on la transféra à la clinique de la Bruyère. La plainte qu’elle déposa pour viol fut rapidement déboutée en raison de l’absence d’éléments probants. Du point de vue des enquêteurs Amy demeurait le principal témoin et le premier suspect du double meurtre.
Les victimes étaient un couple d’homosexuels allemands qui logeaient dans un hôtel proche du lieu du crime. Le premier juin entre une et deux heures du matin ils fumaient de la marijuana lorsque le meurtrier les aborda. L’absence de blessure défensive et de trace de rixe indiquait que les deux hommes ne se méfiaient pas de leur aggresseur. Le meurtrier enfonça un objet pointu en métal entre les vertèbres C2 et C3 de la première victime et C6 et C7 de la seconde et provoqua dans les deux cas un décès instantané. Seules les empreintes d’Amy figuraient sur les deux victimes et seuls ses pas foulaient le sable à proximité de la scène. L’étude des insectes nécrophages permit de dater la mort entre le le trente et un mai onze heures quarante-cinq et le premier juin minuit quinze.
Après une semaine d’internement la mémoire lui revint en totalité à l’exception d’une brève période que les enquêteurs comprirent entre le trente et un mai dix huit heures trente et le premier juin cinq heures. L’automobiliste l’ayant prise en stop le premier juin vers huit heures demeura introuvable et ne répondit pas aux appels à témoins que le commissariat diffusa entre le deux et le cinq juin dans plusieurs éditions locales de Ouest-France. Personne ne l’identifia au cours des enquêtes de porte-à-porte réalisées par la police et malgré le signalement très précis communiqué par Amy. Les enquêteurs considérèrent cet automobiliste comme fictif.
La presse quotidienne régionale couvrit l’affaire pendant six jours. Le septième jour on enleva un enfant.
Détective consacra un long article à L’Amnésique Sanglante mais pas sa couverture. Une grand-mère s’était immolée par le feu devant le berceau de son petit-fil âgé de onze mois.
Aucun journaliste de radio ni de télévision ne se déplaça. L’infarctus qui le jour de la découverte des corps tua Michel Sardou dans sa résidence secondaire de Porto-Vecchio mobilisa toute l’attention des médias de masse.
***
L’enquête n’avança pas. Amy demeura internée. Elle ne reçut aucune nouvelle du juge, de personne. Des mois passèrent.
Le jour où elle dit à L’Aviateur que le souvenir de son viol lui était revenu et qu’elle ne devait en parler à personne d’autre si elle voulait garder une chance de quitter La Bruyère, ils marchaient près de la grille et échangeaient des plaisanteries en observant une libellule qui allait et venait à travers les barreaux.
Plusieurs fois par semaine elle lui raconta ce qui était arrivé. A chaque fois L’Aviateur se marra. Il savait bien, disait-il, que cette histoire était bidon. Tout le monde savait, les journalistes, les flics, tout le monde savait qu’elle avait monté ça pour ne pas se faire accuser du meurtre des deux pédés, mais en vrai elle les avait tués parce qu’elle détestait ça, deux hommes qui s’enculent, ça la rendait malade de jalousie et de frustration. Il riait fort en parlant, ses yeux brillaient. Seule Amy pouvait discuter avec lui. Quand un autre patient adressait la parole à L’Aviateur il hurlait et tentait de l’étrangler, il devenait tout rouge et prenait quinze jours d’isolement. Cependant il se tenait tranquille avec les médecins, les infirmières, les aides-soignantes et les femmes de ménage. On lui foutait généralement la paix.
Ce qui violait Amy, c’était un mélange de femme et de bouc, une chose hybride et indécidable, féminine, phallique et poilue au corps poisseux et collant, au visage visqueux qui semblait à la fois dégouliner et sourire. Il sortait de ses yeux, de sa bouche et de ses narines des insectes pareils à des mouches molles. Pendant que le sexe de la femme-bouc pénétrait Amy, d’autres créatures lui léchaient le corps, grosse comme des chats. Leur langue brûlaient, leurs formes mouvantes échappaient au regard, fondaient dès qu’elle posait les yeux dessus.
4
Après une année passée avec Jeannine Locuste Nepes commença de dresser des animaux. Cela dura deux ans. Il installa une nouvelle serrure à la porte de la cave et conserva la clé en permanence sur lui. Tous les soirs il s’y enferma avec des bêtes achetées, trouvées sur la route où reçues en cadeau et qui passaient leurs journées en cage. Il les dressait puis les libérait. Il racontait certaines prouesses à Bernard et Jeannine. Il ne montrait rien. Mes bêtes ne sont pas des animaux de cirque, affirmait-il. Il n’accomplissait pas ces prodiges dans un but de divertissement. Il se mettait en colère si on insistait, aussi plutôt que de l’exciter on le laissait dire. Un chien capable d’utiliser une calculatrice. Un rat devenu habile au point de tailler des pieux qui lui servaient d’arme pour attaquer les chats. Un chat flutiste. Une nuée d’abeilles s’organisant comme des pixels pour écrire des phrases. Nepes expliquait que dans ses rêves un crapeaud gros comme un camping-car lui apparaîssait et lui parlait. Au réveil il ne se rappelait aucun mot mais c’était ce crapaud qui lui avait conféré le don. Bernard en restait comme deux ronds de flancs. Il manifestait à Nepes une sympathie excessive. C’était un sujet de dispute entre lui et sa sœur, qui y voyait de la moquerie.
Il y avait un chat, un écureuil, deux chiennes et une trentaine de mouches que Nepes ne relâcha pas. Il s’allongeait nu sur le dos. Le chat s’installait entre ses cuisses et lui faisait un anulingus, l’écureuil grimpait sur son ventre et le branlait, les chiennes se couchaient sur le flanc et se léchaient en 69. Après qu’il avait éjaculé les mouches venaient sur lui et absorbaient le sperme avec leurs trompes. Un soir il autorisa Jeannine à regarder.
***
A cinq heures trente du matin, Jeannine et Bernard morts depuis une demi-douzaine d’heures, Nepes était affalé sur le canapé et regardait la télévision muette. L’écran produisait l’unique lumière de la pièce ; des moucherons s’y collaient. Près du canapé se trouvait un pack de trente-six cannettes de Kronenbourg déchiré et entamé. Il en restait seize pleines ; les autres, vides, occupaient la table basse et une partie du sol.
C’était les Jeux Olympiques ou quelque chose dans le genre. Des noirs musclés et élancés courraient. Un des athlètes s’arrêta, quitta la piste, se plaça face caméra. Les autres continuèrent leur effort sans prêter attention à l’événement. L’homme demeura immobile, le visage sans expression. Des gerçures apparurent à ses épaules et en haut de ses cuisses. Un jus jaunâtre s’en écoula. Les crevasses s’étendirent à l’ensemble du corps. Ses yeux grandirent jusqu’à occuper tout le front. Sa bouche s’élargit comme celle d’un poisson. Ces modifications repoussèrent et ridèrent la peau qui craqua et saigna. Ses bras poisseux de mucus s’allongèrent, son dos se courba, des griffes percèrent l’extrémité des doigts et des orteils. Il se maintenait debout avec d’évidentes difficultés. Des poils raides lui poussèrent de partout.
Nepes changea de chaîne et rétablit le son.
Cadrée comme un présentateur de journal télévisé une créature mi-singe mi-poisson à la bouche large et remplie d’aiguilles et aux mains prolongées de nombreux doigts maigres que reliaient une membrane translucide parlait une langue inconnue tandis que derrière elle des lianes et des branches oscillaient au courant mou d’une eau terne et épaisse.
Nepes changea de chaîne.
Dans une ville en ruine éclairée par un soleil orangé des hommes en tee-shirts et shorts de vinyle noir poursuivaient des hominidés. Une voix off parlait une langue inconnue. Le ton monocorde évoquait un commentaire d’Envoyé Spécial ou de Zone interdite ou d’une émission comme ça. Il y eut un zoom sur un des chasseurs tandis qu’il épaulait son arme. Il était chauve. Une sorte de piège à loup était greffé à sa mâchoire et la chair se boursouflait à l’endroit où le fer la traversait. Le col rigide de sa combinaison de vinyle pénétrait dans la nuque en déformant la peau et paraissait continuer jusqu’au crâne. Son arme, un tube gris branché à son bras au moyen de tuyaux transparents qui charriaient dans les deux sens un liquide clair et chargé de glaires, tira un projectile mou et verdâtre. La caméra dézooma brutalement et panota pour saisir l’hominidé touché. Il s’écroula. Une crise d’épilepsie le terrassa. Le ton de la voix off devint solennel. Les chasseurs rirent hors-champ d’un rire presque humain.
Un moustique passa près de l’oreille de Nepes.
***
Le jour s’était levé. Plusieurs moustiques dormaient au plafond. Sur le parking de la Maison de la nature et de l’estuaire les travaux avaient recommencé. Le grondement des moteurs, les biiip-biiip-biiip des véhicules en marche arrière et le fracas des marteaux-piqueurs s’entendaient dans toute la baraque. Nepes se détacha du canapé et tituba jusqu’à la cuisine. Il écrasa une blatte, ne s’en rendit pas compte. Sur le plan de travail il attrapa un mug Bart Simpson, le remplit d’eau du robinet, le plaça sur le plateau du four à micro-ondes, appuya sur la mise en route. Le plateau tourna lentement. Le mug orbita. Un décompte de soixante secondes apparut sur l’écran au-dessus du bouton. La vitre devint opaque. De la neige de télévision parut à sa surface accompagnée d’un chuintement. De ce brouillard de pixels une forme émergea. Une bouche large, des yeux vides, une peau squameuse. A travers la brûme qui se dissipait peu à peu on distingua des couleurs. Vert désaturé, nuances de marron pâle. L’animal (ou le monstre) ne bougeait pas. L’appareil émit un son grésillant et pénible proche du larsen. Le son modula, devint plus grave, on pouvait penser à une fréquence qui se précise. Les parasites s’éclaircirent encore. La forme batracienne de la créature se précisa. Un décor émergea. Une caverne en grande partie obscure. Le son devint plus net. Des syllabes se détachèrent et se répétèrent. Tssss ; gggggh ; gghhaaa. Le crapaud géant se dandinait dans sa grotte.
Au bout de dix minutes l’émission cessa et la porte du four retrouva son aspect normal.
***
Les mouches grises avait pondu sur les corps de Jeannine et Bertrand.
Dans la salle de bain plongée dans le noir Nepes tapait sur les touches d’un clavier d’ordinateur posé en équilibre sur le lavabo. Au miroir la fenêtre de dialogue grise et noire d’une chatroom à l’interface minimaliste diffusait une lueur livide. Des lignes de textes se succédaient. La conversation se déroulait dans une langue composée uniquement de consonnes. Nepes était nu. Des mouches de toute espèces volaient autour de lui et se posaient sur ses mains, son visage, ses organes génitaux.
mardi 18 mai 2010
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