vendredi 30 octobre 2015

Le sacrifice du soldat



D’abord il y eut le silence assourdissant. Puis, on vit jaillir çà et là, sur un fond où le vert sale se mêlait au doré du soleil qui commençait à se lever, de furtives tâches marron. Ce phénomène s’accompagna bientôt du bruissement de mille feuilles de papier qu’on prend, qu’on plie, qu’on jette. Aussitôt que l’aube eût point, cette frénésie de sons et de couleurs s’arrêta. Et trois petits macaques assis derrière leurs bureaux apparurent en plein milieu d’une clairière au cœur de la jungle .

« Bonjour, bonjour ! » clamèrent t-ils tous en chœur.
Puis, ils allumèrent leur ordinateur avec un sourire carnassier, et se mirent au travail en sifflotant tous ensemble « go, go, like a soldier », chanson transmise de génération en génération chez tous les singes de la contrée. Après une heure que chacun passa à fixer consciencieusement son écran, leurs yeux ne firent plus la différence entre le vide et les pixels, et leurs regards commencèrent à se croiser.

« Vous savez quoi ? », dit joyeusement le premier macaque en nettoyant sa fourrure pleine de poux.
« Non
— Dis-nous ! », répondirent les deux autres animaux, dont les pupilles se dilatèrent instantanément.

« Je n’ai pas offert ma fille en sacrifice au rhinocéros hier soir.
- Mais tu avais prévu de le faire...
- Tu ne peux pas te dédire...
- Il y a des directives...
- Nous devons obéir ... »

Les trois petits macaques se regardèrent les uns et les autres. Leurs visages, qui d’abord exprimaient l’étonnement, laissèrent tout d’un coup jaillir une joie pure et parfaite.
« LE PRÉCIPICE ! », crièrent-t-ils alors à l’unisson.
« Tu dois aller dans le précipice !
- Je dois aller dans le précipice !
- Que dirais-tu d’aller dans le précipice ?
- J’en serai ravi, merci ! »

Ce moment d’extase passé, un des macaques fila à pattes raccourcies vers la jungle qui les entourait.
« Je vais chercher le rhinocéros, je reviens ! », dit-il en un souffle qui déjà s’éloignait. Le quart d’heure qui suivit fut dévolu aux banalités d’usage. On demanda comment allait la famille. On fit un bref tour de l’actualité du jour, en riant des choses grotesques, et en pleurant pour les choses tristes.

Soudain, des pas lourds se firent entendre. Les deux macaques qui étaient restés dans la clairière regardèrent dans la direction où les bruits se faisaient entendre, et virent au loin des baobabs millénaires fléchir et s’écraser par terre, tandis qu’un millier d’oiseaux colorés remplissaient le ciel, terrifiés à l’idée de rencontrer la chose responsable de cette catastrophe. Le macaque coupable déglutit, tandis qu’une perle de transpiration fila dans ses poils bruns. Il se retourna alors vers son collègue, mais n’eût le temps que de voir l’ordinateur que celui-ci écrasa sur sa tête, et tomba évanoui.

Quand il se réveilla, le macaque s’aperçut qu’il était sur un pont de bois en piteux état, enjambant un précipice d’une profondeur vertigineuse. Les bourrasques de vent qu’il recevait sur le visage le remirent rapidement d’aplomb. Il se leva, et vit sur le bord de la falaise au loin ces deux collègues et le rhinocéros. Alors que ce dernier commença à scier à l'aide de sa corne les cordes retenant le pont, le condamné entendit ses collègues chanter à tue-tête.

When first under fire an' you're whishful to duck
Don't look nor take 'eed at the man that is struck
Be thankful you're livin, and trust to your luck
And march to your front like a soldier

C’était la chanson que tous les parents apprenaient à leurs enfants, alors que ceux-ci atteignaient l’âge adulte. C’était la chanson qu’il sifflotait avec ses amis à peine une demi-heure plus tôt, alors qu’ils commençaient leur journée de travail. Il sourit, leur retourna un signe et commença à chanter timidement avec eux. Le rhinocéros, imperturbable, continuait sa besogne à une allure presque mécanique.

So take open order, lie down, and sit tight
And wait for supports like a soldier
Wait, wait, wait like a soldier

Un sourire franc et massif illuminait le visage du petit macaque, alors qu’il vivait ses derniers instants. Il chantait maintenant à pleins poumons, en regardant ses camarades et le soleil qui, derrière eux, touchait presque à son zénith.

Jest roll to your rifle and blow out your brains
An' go to your Gawd like a soldier.
Go » go, go like a soldier,
Go, go, go like a soldier,
Go, go, go like a soldier,
So-oldier of the Queen !

Tout à coup, le petit macaque tomba dans le vide et alla se fracasser les os sur les rochers 500 mètres plus bas. Et le silence qui survolait la jungle depuis le matin, vint s'abattre sur les survivants.

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