Aniphage n'avait ni dents
ni orteils et traînait son cul de clocharde dans les quartiers du
bas-Paris.
Le pas lourd, l'oreille
pendante, elle roulait sa bille d'arrondissements en arrondissements
pour recueillir les conversations du tout-Paris. Quand elle débuta
dans le métier, il lui était difficile de ne pas se faire remarquer
à cause de son odeur moite. Mais elle pris l'habitude de se
positionner contre le vent pour recueillir les paroles, sans que
leurs porteurs ne perçoivent sa présence. Elle notait alors dans un
vieux carnet trouvé sur la chaussée le déroulement de ces
conversations à la manière d'une pièce de théâtre, et ponctuait
leurs tirade de didascalies ayant trait à l'odeur caractéristique
de chacun des participants. Qu'ils sentent la sueur, le sexe, le
graillon, elle savait toujours en faire de belles phrases apportant
un relief certain à la vie qui se jouait sous ses yeux.
A 18h, elle rentrait dans
ses appartements. Se lavant le corps avec du liquide vaisselle, elle
pensait au précieux trésor qu'elle avait récolté en une journée
de travail. Elle se congratulait, riait, chantait. Et même si son
baquet jonché sur les immondices lui donnait l'air d'une reine dans
sa Tour d'Ivoire, elle ne se sentait jamais seule. Une fois propre et
jolie, elle mangeait quelques feuilles de choux récupérés à midi
à la sortie d'un restaurant, se faisait un pagne d'un torchon jeté
derrière les latrines d'une cuisine près de Saint-Germain des Près,
et, comme à son habitude, sortait voir ses amis.
Ces derniers
l'attendaient chaque soir, au même endroit, au détour de sa rue, là
ou la ville se cassait sur les rochers. Autour d'Aniphage, ils
s'asseyaient en rond et sur elle braquaient l'attention d'une vie
pendant qu'elle leur lisait sa journée.
Vingt ans durant, cette
journée se répéta. Et un jour de soleil, Aniphage mourut. Ses
amis, tristes et désireux de lui rendre hommage une dernière fois,
firent un petit tas de bois là ou la ville se casse sur les rochers.
Ils déposèrent ensuite son corps sur sa vie, et le brûlèrent.
Mais les allumettes étaient mouillées, et brûler un cadavre sans
essence est une tâche ardue. C'est pourquoi il fallut qu'ils s'y
reprennent à plusieurs fois, jusqu'à ce que ses restes puissent
tenir dans un baluchon.
On donna la dépouille
ainsi diminuée au plus jeune, et il s'en alla de par le monde
propager la bonne nouvelle.
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