dimanche 10 février 2013

Aniphage


Aniphage n'avait ni dents ni orteils et traînait son cul de clocharde dans les quartiers du bas-Paris.
Le pas lourd, l'oreille pendante, elle roulait sa bille d'arrondissements en arrondissements pour recueillir les conversations du tout-Paris. Quand elle débuta dans le métier, il lui était difficile de ne pas se faire remarquer à cause de son odeur moite. Mais elle pris l'habitude de se positionner contre le vent pour recueillir les paroles, sans que leurs porteurs ne perçoivent sa présence. Elle notait alors dans un vieux carnet trouvé sur la chaussée le déroulement de ces conversations à la manière d'une pièce de théâtre, et ponctuait leurs tirade de didascalies ayant trait à l'odeur caractéristique de chacun des participants. Qu'ils sentent la sueur, le sexe, le graillon, elle savait toujours en faire de belles phrases apportant un relief certain à la vie qui se jouait sous ses yeux.
A 18h, elle rentrait dans ses appartements. Se lavant le corps avec du liquide vaisselle, elle pensait au précieux trésor qu'elle avait récolté en une journée de travail. Elle se congratulait, riait, chantait. Et même si son baquet jonché sur les immondices lui donnait l'air d'une reine dans sa Tour d'Ivoire, elle ne se sentait jamais seule. Une fois propre et jolie, elle mangeait quelques feuilles de choux récupérés à midi à la sortie d'un restaurant, se faisait un pagne d'un torchon jeté derrière les latrines d'une cuisine près de Saint-Germain des Près, et, comme à son habitude, sortait voir ses amis.
Ces derniers l'attendaient chaque soir, au même endroit, au détour de sa rue, là ou la ville se cassait sur les rochers. Autour d'Aniphage, ils s'asseyaient en rond et sur elle braquaient l'attention d'une vie pendant qu'elle leur lisait sa journée.

Vingt ans durant, cette journée se répéta. Et un jour de soleil, Aniphage mourut. Ses amis, tristes et désireux de lui rendre hommage une dernière fois, firent un petit tas de bois là ou la ville se casse sur les rochers. Ils déposèrent ensuite son corps sur sa vie, et le brûlèrent. Mais les allumettes étaient mouillées, et brûler un cadavre sans essence est une tâche ardue. C'est pourquoi il fallut qu'ils s'y reprennent à plusieurs fois, jusqu'à ce que ses restes puissent tenir dans un baluchon.
On donna la dépouille ainsi diminuée au plus jeune, et il s'en alla de par le monde propager la bonne nouvelle.

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