ULTRAVORTEX SAISON 2
Épisode 1
La cellule Gargantua, la dragonne, la momie et le sacrifice de la zone grise
« HU HU HU HA HA HA HA HA »
François Rabelais
La cafetière avait chauffé toute la journée et les drôles de claquements qui émanaient de sa carcasse semblaient indiquer qu’elle était sur le point de rendre l’âme. Al Zimmer se soucierait plus tard de ce genre d’intendance. L’heure était à l’installation de la Cellule Gargantua. Lui et trois de ses hommes avaient investis le dernier étage de l’hôtel de Police dont l’une des fenêtres donnait directement sur la Zone Noire. La ceinture de lumière clignotait sans désaccord dans cette nuit la plus courte de l’année. Le maelström d’informations brassées depuis la veille n’était pas prêt de se calmer. Une première version de l’histoire avait été écrite de façon digeste et intéressante. La population attendait autre chose qu’une simple commémoration. Une seconde catastrophe toucherait un point névralgique. La catharsis tournerait à plein régime dans l’état d’excitation général provoqué par le double crime. Zimmer ne ressentait en aucune manière les effets de la fatigue, ne pouvait se défaire du bruit de fond de ses idées - un grésillement de racines qui cherchaient à se connecter entre elles - alors qu’il contemplait lever de soleil sur la Montagne Découronnée. La carte postale bucolique avait pris des atours apocalyptiques.
Une tasse de café plus tard, A.Z. reprit sa place en face de son tableau de liège à l’équilibre précaire où s’organisaient les premiers éléments de l’enquête. Les yeux de l’enquêteur cherchaient un chemin, pas le plus court ni le plus logique, mais celui qui faisait sens. Son esprit avait besoin d’une vue d’ensemble. Une feuille se décrocha du plan. Une vision d’artiste, celle du paysage, une plaine céréalière reproduite en aquarelle d’où émergeait une « montagne », où trônait une ancienne forteresse médiévale, le souvenir d’un homme d’un siècle perdu. Et plus loin en direction du sud ouest, les prémices de forêts sauvages, des monts, des contreforts, et un monticule rocheux insolite. Le meurtre eut lieu directement sur ces rochers. Un lieu mythique. Une mise en scène tout aussi fantasque.
Deux cadavres. L’un fraîchement vidé de son sang. L’autre, plus inattendu, mais particulièrement bien conservé, pour une dépouille profanée. Le corps de la jeune fille à la gorge tranchée était posé sur ce qui ressemblait à s’y méprendre à une momie.
D’un point de vue purement plastique, cette affaire lui rappelait les cérémonies du Pseudo-Samhain chez les Petits-Fils De Charles Manson. Un jeune homme sans face, nu, mort, dépecé ; planté sur un croc de boucher avant d’être cuit au barbecue. Les avocats se défendirent en prétendant que l’homme avait choisi de donner son corps à la science
Le premier rapport des experts ne laissait aucun doute sur le fait que le meurtrier, en tout cas celui qui tenait le couteau au moment du meurtre, lui avait tranché la gorge là-haut, après l’avoir couchée sur l’autre cadavre, de gré ou de force, avec ou sans considération esthétique. Le corps n’avait pas été transporté post mortem, ce qui avait au moins le mérite d’épargner la recherche d’une scène de crime.
Explorateur de rêve et chasseur d’histoires, le voila au volant d’un fier cauchemar un jour de week end classé rouge sur les autoroutes de la mort.
Le tableau débordait d’yeux ouverts dans toutes les directions du temps. Zimmer cherchait à capter les vibrations des lieux, même les plus intimes. Une voix masquée par les fougères participait à sa manière à la débauche de confusion, la porte ouverte au ressac d’histoires mal digérées : le Nettoyeur de Manchester, il nettoyait les planchers en traînant des cadavres derrière lui, intestins visibles, membres entassés dans les locaux de maintenance, sauvés des vers par un savant dispositif de d’aspersion d’eau de javel. Il tuait les secrétaire à coup des ciseaux et les commerciaux à coup de bureau, avant d’expliquer aux enquêteur sa plus grande phobie : des serpents qui sortent de lui, des croix brûlées dans le jardin de son papy, devoir se réfugier dans un temple pour éviter que Satan ne vienne le violer au milieu de la nuit. Une affaire tranchée par Zimmer, un de ses souvenirs de minuit.
Vu le look de la fille, les analyses toxicologiques ne laisseront aucun doute sur le fait qu’elle était droguée. Mais saurait-on si elle avait été drogué ? si elle savait à quoi s’attendre ? contrainte d’une manière ou d’une autre ? soumise aux suggestions de ce que l’on pourrait appeler un gourou ? ou tout du moins un manipulateur ?
L’interminable chapelet de questions post-existentiellles tourna en boucle jusqu’à ce que les ombres de la pièce se réfugient aux coins des murs.
Et cette momie, se déciderait-elle à nous dire quelque chose un jour ? Cela commençait déjà à faire beaucoup de questions sans réponse pour Al Zimmer, et les reconstitutions en 3D du meurtre ne lui apprendraient pas grand chose de plus mais occuperaient la presse un jour ou deux.
La pluie avait lessivé la pierre. La nature se régalait déjà du produit du sacrifice. Zimmer revoyait le sang coulant dans les rigoles de pierres, s’arrêtant dans des petites cuvettes débordantes de viscosités rougeoyantes mêlées à la pluie pour mieux déborder et emprunter le réseau de crevasses jusqu’à imbiber la terre.
« LA DRAGONNE ET LA MOMIE LE SACRIFICE DE LA ZONE GRISE »
Sacrifice, le mot était lancé dans les gros titres de la presse. Le mot était sur toutes les lèvres. Zimmer lui-même ne pouvait s’empêcher de l’employer quand il cherchait à visualiser la scène en une seule image : Anna G. s’était faite tranché la gorge de part en part, en tête à tête avec Yuri K., tous deux allongés sur une gigantesque pierre en forme d’autel, une pierre de plus de trois mètres de haut pour plus de cinq de large, la plus haute de l’amoncellement rocheux portant le nom poétique de Hottée de Gargantua. Le sang coula aux environ de trois heures du matin, en pleine tempête. Voila qui donnait une vision panoramique, une esquisse objective, des faits.
Zimmer resta planté là, face à son esquisse de tableau, les pieds collés à la moquette défraîchie, une fuite d’eau au plafond qui menaçait de lui arroser le crâne, au dernier étage d’une pièce vintage, un écrin de vingtième siècle dans une époque ultra-technologique. Il s’attendrait à voir une cigarette fumer dans un cendrier posé sur un coin de table, comme à la bonne époque. Autres temps, autres mœurs. En attendant l’arrivée de son matériel informatique, il fera avec les méthodes de l’ancienne école, un bon vieux tableau de liège, des fiches, des pointes. Des points sur un tableau pour tracer une carte, l’esquisse d’un destin dépossédé de son essence.
Si la somme des expériences et des connaissances humaines est un territoire infini, il doit être envisageable d’en dégager une ligne directrice, un vecteur, sur un plan ou une carte. Imaginons cette carte comme une sphère parsemée de points toujours en expansion jusqu’au point de rupture où elle s’effondrera sur elle même. Et si chacune de nos vies n’avait pour but de nous faire expérimenter certaines zones de la carte, le libre arbitre n’étant là que pour faire dévier notre trajectoire, notre destin, plus ou moins en (dés)accord avec la musique céleste. La finalité, la fin de l’Homme, la fin du Monde : tout expérimenter, par incarnations successives ; ou d’arriver dans l’une de ces incarnations à réaliser un chemin harmonieux, parfait, en accord avec la beauté du monde, dans une spirale régit par la très sainte proportion du Nombre d’Or. Chaque vie = une tentative = une répétition pour atteindre ce mouvement propre à nous éjecter de l’orbite de ce plan cosmique et sortir de la grande Roue ?
La dragonne était portée disparue depuis seulement la veille - dix-neuf ans - elle n’était pas rentrée chez ses parents, elle traînait l’on ne sait où, comme à son habitude, c’est ce qu’avait dit son père. Une fille perdue de la campagne, habitant dans un de ces villages dortoir perdu au milieu des champs où il est indispensable de se déplacer en voiture pour réunir les ingrédients nécessaires à la cuisson d’un steack-frites. Échec scolaire total. Vie sentimentale chaotique, voir explosive, la rumeur disait qu’elle avait tourné dans des films porno amateurs. La plus grande glandeuse du canton, ces mots sortiront de la bouche de sa propre mère. Il ne lui manquait plus qu’un gosse, un de ses bâtards de batterie, pour parfaire sa situation. Le label fille-mère, la spécialité de la région. Dans son CV, il était inscrit “Envisage de monter à Paris” / “Devenir mannequin gothique”, le look total suicide girl : son physique lui laissait envisager quelque espoir, sa page Facebook “Anna Ginosko model gothique” montrait quelques photos de qualité - entre deux photosets de bitures et de selfies dans les catacombes de la Zone Noire - bien qu’elles ne soient pas au goût de Zimmer, qui voyait là un appel en ligne directe à la grande faucheuse. Chaque situation relevait d’une grammaire indécise où s’infiltraient dans les airs les bribes d’une formule magique qui avait fini par viser juste. La dragonne, le surnom qu’on lui a donné, à cause de son tatouage, avant que l’on identifie son corps, un terme repris par les journalistes et certains flics, une image qui ne se lassait pas d’obséder Al Zimmer. L’épiderme de la jeune femme, frappée d’encre, de mutilations métalliques et de marques de brûlures, coupures et autres modifications corporelles volontaires (l’expression était celle du labo) s’accordait avec la finesse du travail du découpeur. Ses tatouages n’avait rien de satanistes, et un ancien compagnon, tatoueur de profession, avait reconnu tous les marques, piercing et autres cicatrices de mutilations. Le tatoueur avait un alibi, comme de bien entendu, en pareil cas. Son environnement la reliait sans équivoque au milieu des dingos, des gonzos, des bizarros, de tous les tordus tournant autour de groupes sectaires qui avaient envahis la région au lendemain de la Chute, comme si la météorite, en plus de son panache de fumée verdâtre, avait attirée avec elle dans son sillage tout ce que l’humanité contenait de cerveaux les plus malléables, les plus enclins à la pensée magique et aux extrapolations fantastiques sous couverts de didactisme matérialistes. Si aucun de ces groupes n’était directement visé, le doute était là, une proie idéale, facile à amadouer, « Salut chéri, qu’est ce que tu dirais de fumer un petit joint au sec dans ma caisse ! » Un ami d’un ami d’une connaissance qui proposait un peu de d’évasion contre un peu de drague sur les banquettes d’une voiture tuning, un des ces jours sans soleil dont cet été fut fertile. Le légiste confirmait qu’elle était vierge. Lui aussi se voyait contaminé par la recherche de la nature du « rituel ». Zimmer décida que cette nouvelle journée s’ouvrirait sur une certitude. Son carnet se chargea d’une nouvelle information. « Anna Ginosko : la proie idéale pour un sacrifice. »