La Centrale - Chapitre 2 - Mère Supérieure
— Messieurs ! Bonjour à tous ! Saluons nos nouveaux arrivants ! Nous voici réunis dans cette salle des célébrations en ce beau dimanche de septembre pour élire l’homme du mois.
Yuri esquisse un sourire dérivant vers un rire psalmodique au fil du diaporama - des portraits de morts défilent sur l’écran. Dans la salle, nul ne murmure, juste une harmonie de grincements de toutes sortes. Et du tissu que l’on arrache des accoudoirs. Des macchabés tout frais s’exposent en cinémascope avec leur plus beau visage, celui d’une mort captée en direct par les systèmes vidéos de la Centrale. Je surplombe ce groupe d’hommes attentifs à la moindre saute d’humeur du personnel encadrant.
— Avant d’entrer dans le détail de notre programme de divertissement mensuel, j’aimerais introduire notre réunion par une minute de silence en hommage à certains membres de notre établissement. Ces hommes qui nous ont quittés dans des circonstances tragiques durant l’été.
Chaque mois, nous sommes réunis dans ce que certains de nous appelons la Salle des Célébrations. D’autres emploient le terme de Salle des Exhibitions, ou La Salle, plus simplement, avec tous les sous entendus que cette simple formule implique. Des hommes dans le public, mais aussi des mannequins, nous ne faisons qu’une distinction de principe entre ce qui respire et ne respire pas. Ici, ce sont nous, les femmes, qui décidons de tout. Les rares hommes avec un peu de pouvoir son issus de ce lot de sacs à viande qui attendent sagement la mort ou rêvent d’un ticket de sortie entre deux tortures et humiliations. Regardez-le se pavaner, le Yuri Kane, là-haut sur son estrade, juste un mutant parmi tant d’autres. Si l’on ne les tenait pas par les couilles, ils seraient capables de former une nouvelle caste. Et pourquoi pas faire la loi ici ? Ou encore pire, dehors. Mais comme j’aime bien le rappeler à mes copines de jeu : la loi c’est moi.
— La coutume veut que l’on explique les règles du jeu pour les nouveaux arrivants. Même s’ils ne sont pas nombreux ce mois-ci. Le principe ? Des volontaires sont appelés sur l’estrade pour participer au concours de l’homme du mois. Les règles sont simples. Première règle : tous les volontaires peuvent participer, le gagnant intégrera le personnel encadrant. Seconde règle : si nous n’avons pas un minimum de trois participants, comme d'entendu, nous désignerons de gré ou de force les participants. Troisième et dernière règle : les règles du jeu seront fixées au fur et à mesure du déroulement du jeu.
Toujours avoir l’œil. En voila un qui se lève, hésite un instant, le regard torve, et se rassied. Je vais le ramoner. Trop tard mon p’tit gars. Il en faut toujours un pour l’exemple. Comme si j’allais laisser filer un détenu sans en profiter pour travailler mon jeu de matraque. Le spectacle se joue autant à l’écran que dans le public. Tu seras le premier volontaire. Je le traîne sur l’estrade. Il crache ses dents au pied des marches. Mes deux chéries auront l’honneur de désigner les autres volontaires dans la salle et l’équipe sera au complet.
Dans notre Centrale, chaque volontaire occupe une case du panoptikon. A la fois surveillé et surveillant de l’ensemble du dispositif - nous c’est lui - lui c’est moi. Chacun veille sur la mort de son voisin.
Les moteurs crépitent dans le couloir. La surprise du jour.
Le personnel encadrant. Ce sont nous, les femmes. Nous sommes immunisées contre cette altération génétique dont souffrent les volontaires. Et ici nous pouvons laisser libre court à notre imagination. La mort plutôt que la détention. Cela vaut mieux que la dégénérescence qui les attend. C’est prouvé scientifiquement et approuvé démocratiquement par le Comité de Recolonisation. Vous voyez le monde se transformer et le monde se met à vous parler ; d'après ce que disent les rares mutants à avoir survécus.
— Je lance le premier de nos jeux. Sur une idée originale de Maria, chaque volontaire va prendre place sur une moto pilotée par l'une de ces charmantes créatures.
L'écran se sépare en trois parties, chaque moto porte une caméra directement reliée au système vidéo interne. Le bourdonnement des moteurs envahit la pièce alors que les bécanes ne se trouvent encore que dans le dédale de couloirs du sous sol.
Apparition sur l'estrade : les filles jouent de l’accélérateur. Les odeurs d’essence et d’huile fumante annoncent un après midi brûlant. Les volontaires prennent place. Je sors de mon uniforme des colliers rilsan pour neutraliser les passagers les mains liées dans le dos. L'un d'eux réclame un casque. Tu rigoles ou quoi ? Chaque mois nous testons de nouveaux jeux. Aujourd'hui place aux plaisirs motorisés !
— Mademoiselle, me laisserez vous le plaisir de conduire l'une de ces motos ? Je me dois d’être au cœur de l'action. Qu'est ce que je risque au final ?
Je fais signe à l'une de mes assistantes pour qu'elle laisse sa place à Yuri. Qu'il s'amuse lui aussi, avec un peu de chance, il finira par se planter comme un con. Pour toi, chéri, ce sera sans casque. Rassurez-vous, nous sommes un personnel agréé avec autorisation légale d'utiliser la force si nécessaire. Nous n’avons aucun tabou à la Centrale.
Etat d’urgence sans répit.
— J'ai l'intention de prendre tous les risques, ma belle.
Quels risques ? Laisse-moi rire ? Nous n'avons aucun compte à rendre ni aucune statistique à fournir sur la mortalité en ce lieu. Car au bout du compte nous atteindrons toujours notre objectif de 100%. Ici ou dehors, personne ne veut savoir ce qu'il se passe. Depuis la manifestation des symptômes le monde est bien content d'avoir trouvé nos vieilles cliniques à l'abandon et un personnel féminin autant dévoué à la cause qu’immunisé à la mutation.
— Maintenant, chers amis et chères amies, il est temps pour moi de donner le départ de ce nouveau jeu. J'en profite pour vous remercier, tous, je dois vous quitter mais je vous assure que je ferai tout mon possible pour assurer le spectacle.
A voir les trois motos s’engouffrer dans la gueule du minotaure j'ai le sentiment que quelque chose est sur le point de m’échapper. La retransmission audiovisuelle des acrobaties de mes consœurs réveille en moi un désir d'accident. Mes doigts picotent : adrénaline en intraveineuse, comme une poussée de sève à l’aube d’une équinoxe. Dans ces moments j'ai toujours l'impression de renaître.
Les trois motos se suivent. Enchaînent les virages. Yuri tient la tête de la course sur la roue arrière. D’un poil. Anna reprend la seconde position en perdant son passager encastré dans un garde corps. Quel dommage. L’objectif se fixe sur cette scène de crime où les deux motardes s'occupent de finir le candidat malchanceux en le jetant par dessus la rambarde direction l’étage du dessous. Le bruit sourd des craquements d'os et de cartilages transpercent le bruit des machines. Je ne me lasserais jamais d’observer la rigueur et l’obstination dont mes filles font preuve au travail. Tous observent la mise à mort lente et savoureuse du premier candidat.
En arrière plan, Yuri Kane se plante, secoué de spasmes, porté par son épilepsie, projeté dans tous les sens - le signal vidéo se coupe brutalement - une vague d’angoisse immerge la salle avec l’attente du retour du programme. Comme j'accours en direction de la salle de contrôle une voix résonne dans les couloirs.
— Chers amis, le jour est venu pour nous de recevoir un message. Un message en provenance des profondeurs de la réalité. Nous portons en nous une clameur, une vibration qui ne demande qu'à voir le jour. Cette lumière en nous va jaillir !
J’accepte une double dose d'adrénaline pour affronter l'électricité concentrée dans l'air. C'est tout le bâtiment qui gronde lorsque la tronche de Yuri Kane refait surface dans le cadre de l’image en format cinémascope.
— Comme vous pouvez le constater, il semblerait que notre charmant personnel de surveillance ai perdu la main. 2 à 1 pour l’équipe des volontaires ! Je compte sur votre engagement pour assurer le score.
La porte de la salle de contrôle entrouverte, il ne fait aucun mystère de ses intentions, deux gardiennes dévisagées baignent dans leur sang les yeux grand ouverts bloqués sur la frayeur d’un phénomène qu’elle n’aurait jamais du approcher. Ma main se pose sur le pod par réflexe et je défonce la porte avec détermination, pour lui sauter dessus en mode valkyrie. Avant toute chose, avant le cri guerrier, avant de me réserver le droit de lui infliger la punition la plus créative de ma carrière : lui administrer une décharge électrique non létale, le bloquer, lui faire craquer les os un par un histoire de faire durer le plaisir. Avant de passer la porte je suis paralysée par une sensation inconnue. Sûr qu’il m'a brisé la colonne - aucune douleur dans mon corps - silence radio en provenance de mon système nerveux. Yuri se débarrasse de sa puce de contrôle en croquant sa propre chair.
— Tu seras heureuse d'apprendre que j'ai de grands projets pour toi.
J'aurais du pouvoir bouger. J'aurai du pouvoir le maîtriser. Le mettre plus bas que terre. J'étais tout simplement hors de mon corps. Ou hypnotisée. Une lumière s’empare de lui. Un fluide orange iridescent suinte par tous les pores de sa peau. Il est nu. La puce sanglante vulgairement abandonnée dans le tas d’effets personnels maculés de sang. Et j’étais toujours autant incapable de me déplacer, ne serait-ce qu’un doigt pour presser l’écran tactile.
Yuri regarde le désert par un écran de contrôle. Nous recevons en direct les images d’une émeute en cours. Ici ou ailleurs. Dans cette Centrale ou une autre. Il suffisait d'une étincelle pour mettre le feu à ce magma de désirs de destruction refoulés. Tous les prisonniers ont cette lumière dans les yeux.
— J'ai toujours connu cet endroit. Toi aussi jeune femme. Ta réalité n'est qu'une projection fade et sans saveur. Une illusion sans profondeur. Là où je suis je lève le voile sur un monde empli de vibrations interdites à vos sens. L'écran a totalement disparu. Brisé. Le monde me parle de nouveau comme il a toujours su le faire. Il est temps pour notre espèce de mettre les pendules à l’heure.
Il prend congé de mon corps marinant dans le sang de mes sœurs. J'observe sa progression sur les dizaines d'écrans qui me font face comme un montage de plusieurs réalités concurrentes. Il retrouve une moto au palier numéro deux. Remonte par tous les étages souterrains pour transpercer un sas de sortie ouvert à la tempête de sable. Le désert lui ouvre les bras. Stop devant la dernière caméra de surveillance pour m'envoyer un ultime message. Je ne peux pas entendre ce qu'il dit mais ses lèvres me parlent comme s'il utilisait un langage connu de tous. Un groupe d'hommes apparaît dans l'écran de contrôle de l'escalier. Je ne retrouve l'usage de mes sensations que pour goûter une dernière fois à la douleur.
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