lundi 26 août 2013

"Ce qui me tient lieu de pensée n'est pas un labyrinthe..." [Mathias Richard oldies - 2]

Ce qui me tient lieu de pensée n'est pas un labyrinthe, mais un court couloir de 2m sur 6, que je parcours de long en large en fulminant, enfermé dans cette coquille de cœlacanthe avec ce masque d'ornithorynque, dont le bec n'est même pas assez utile pour creuser un tunnel ou des trous permettant de convoiter d'autres galeries similaires, voire de 2m sur 7.
Encore quelques dizaines d'années pour apprendre par cœur chaque centimètre de ce sol tanné exhalant les senteurs de pied de tous ceux qui m'ont lâchement précédé, je suis au sommet de la pyramide des lâches que l'on peut apercevoir d'un petit satellite de Jupiter, encore quelques dizaines d'années pour apprendre par cœur toutes les entailles toutes les griffures sur les parois du court couloir dans le crâne passé de main en main d'une génération à l'autre, encore quelques dizaines d'années pour frotter la peau de mon corps non-provisoire aux encoches pratiquées par les précédents prisonniers sur les muqueuses de cette galerie terreuse et mal éclairée. 

J'extrais ma souffrance même pas justifiée même pas justifiable en concepts, je l'extrais les yeux fixes comme l'on tire des cadavres de sables mouvants particulièrement marécageux, avec une corde lancée au hasard sur les sols où pulse la souffrance, brûlante et rouge, mais vague aussi comme le picotis du sel marin qui me dépasse je me sens fondre dans la mer sucre dans café je sens mes doigts devenir eau, devenir toute l'eau du monde, et mes doigts ne sont plus mes doigts, mais des ramifications tactiles aqueuses et très sensibles qui me communiquent le doux velouté ralenti du velours des bas-fonds et le front rêche des falaises, la chaleur des volcans sous-marin, et le picotis des coups de bec des goélands sur la surface plane de l'écorce de l'océan en ses lagunes les plus claires et ses iris les plus noirs, plus noirs que le regard sans tain de l'espace quand il daigne ouvrir ses paupières le soir ; cet élargissement planétaire de mes perceptions m'indique des corps noyés flottant entre deux eaux, des corps qui n'attendent plus d'être sauvés, aux visages lissés par l'océan, dépouillés de toute identité, des visages bouffis comme des éponges à essorer, des réceptacles prêts à accueillir et absorber cette ondée de souffrance dont je cherche à me débarrasser ; cette souffrance bête, incoercible, se fraie un chemin de ses pattes griffues dans les poumons de l'océan pour sortir par mon cœur, coccinelle par le pistil d'une fleur.


[Ecrit en 95 (?) - publié dans la revue Décharge n°89, septembre 1996, p.27]

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